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Baudelaire ne voulait encore rien publier ; mais d’après les échantillons qu’ils en connaissaient, ses amis avaient déjà pris une très haute opinion de son talent poétique. De tout temps, il avait aimé déclamer des vers, habitude qui lui avait fait au collège, nous l’avons dit, un renom de cerveau exalté. Avec ses amis, c’était un de ses plus vifs plaisirs. M. Prarond se souvient de lui avoir entendu réciter, « d’un ton tragique », le début de la première satire de Boileau : Damon, ce grand auteur, etc.

Quand il composa lui-même des poésies, il les lut dans les divers cénacles de ses amis[1]. M. Cousin,

  1. Dans un article de la Liberté (23 septembre 1887), écrit lorsque parut la première édition de cette Etude biographique, et auquel nous emprunterons tout à l’heure un portrait de Baudelaire à trente-cinq ans, l’auteur (M. Emile de Molènes) rapporte avoir « entendu » de la bouche du poète, les lignes qu’il lit dans Fusées. Arsène Houssaye (Le Gaulois, 5 octobre 1897) raconte une anecdote plus caractéristique encore : Baudelaire aurait pris, à ses débuts, « un homme pour masque ; Privat d’Anglemont, un grand diable blond qu’on eût dit cousin de Nadar par l’entrain, par l’esprit, par le jeu des bras et des jambes. Baudelaire dicta ses premiers sonnets à son ami, qui les signa. D’Anglemont me les apporta en compagnie du poète, qui voulait juger de l’effet qu’ils produiraient… D’Anglemont me lut les sonnets, qui étaient fort beaux ; mais l’Edgar Poe français n’y montrait pas encore son coup de griffe, « Moi aussi, me dit-il, je fais des sonnets, mais pas si bête de les montrer. La poésie est une fleur rarissime, qu’il faut respirer, cueillir et effeuiller soi-même dans la religion de la fière solitude. La nature n’a pas fait des poètes pour qu’ils soient des comédiens ». Mais, en disant cela, Baudelaire prit les sonnets de d’Anglemont, — ou plutôt ses sonnets à lui, — et me pria de les publier dans l'Artiste, ce que je fis. J’avais percé le mystère. Baudelaire aimait beaucoup ce jeu de cache-cache. Alors il jouait aussi à l’Alcibiade, mais il coupait trop souvent la queue de son chien… »