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SOUVENIRS

Prince de Conty son père, et qui venait s’endormir chez elle après dîner, avec une régularité méthodique. On le réveillait brusquement à l’heure du spectacle ; on avait donné le mot d’ordre aux antichambres ainsi que dans les couloirs du théâtre (où l’on arrivait de plain-pied parce qu’il attenait au palais d’Orléans), et cet honorable officier-général allait s’exposer, dans la grande loge du service d’honneur, à la dérision publique, avec son béguin de fillette et son cordon rouge et la balafre qu’il avait rapportée de la bataille de Laufeld[1].

Il avait eu jadis un jeune frère dont je n’oublierai jamais la mort édifiante et la fin généreuse. Il était jésuite et missionnaire ; le bâtiment qui le portait à la Chine venait de s’échouer et s’entr’ouvrir sur un écueil à fleur d’eau, en vue de l’île de Poulo-Pinang. C’était par un temps paisible et sur une mer qui n’avait rien d’intempestif ; mais c’était par la méchanceté d’un pilote malais qui l’avait fait entrer à pleines voiles au milieu de cet archipel de récifs, et le traître avait commencé par s’esquiver. sur le canot de ce navire.

Cependant le bâtiment s’enfonçait d’un pied par minute ; il y avait quarante-deux personnes à sauver, et la chaloupe ne pouvait en contenir plus de trente-quatre (à moins de couler bas) ; enfin l’on n’avait ni le temps ni les moyens de confectionner

  1. Mme de Genlis a raconté différemment la même anecdote dans ses Souvenirs de Félicie, mais cette anecdote n’était pas de son temps, et la version de Mme de Créquy nous paraît la plus certaine.
    (Note de l’Éditeur.)