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Page:Croiset - Histoire de la littérature grecque, t3.djvu/270

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Toutefois ce pathétique naïf et violent, si admirable qu’il soit d’ailleurs, n’est pas celui où triomphe Sophocle. Les parties de rôles où il est vraiment incomparable dans l’expression des sentiments, ce sont celles où la douleur est pleine de pensée. Montrer une grande âme, qui, dans l’accablement de la souffrance et du malheur, médite amèrement sa destinée, faire de la plainte un long souvenir et une sombre prévision, y laisser apparaître, au milieu des larmes, la fermeté du jugement, la fierté de la conscience, tout ce qui grandit l’homme, tout ce qui entoure de majesté la plus affreuse détresse morale, voilà ce qu’aucun poète peut-être n’a su faire comme lui. Qu’on relise les suprêmes recommandations d’Œdipe à Créon après la catastrophe et avant l’exil. Quelle profondeur de misère et quelle grandeur simple de pensée ! Une âme qui sait souffrir ainsi n’est-elle pas transfigurée par sa souffrance même ?

« Laisse-moi me fixer dans la montagne, dans ces lieux qu’on nomme le Cithéron, — le Cithéron d’Œdipe ! — là où mon père et ma mère avaient décidé que j’aurais tout vivant une sépulture non disputée ; car il faut que, selon leur désir, puisqu’ils voulaient me perdre, j’y trouve la mort. Mais ne sais-je pas bien que ni maladie ni souffrance ne peuvent me détruire ? Je n’aurais pas été sauvé quand je mourais, si je n’étais réservé au suprême malheur. Donc, pour ce qui est de nous, quel que soit le terme où tend la destinée, qu’elle suive son cours ! Quant à mes enfants, Créon, ne m’invite pas à songer au sort de mes fils ; ce sont des hommes ; en cette qualité, ils ne seront nulle part sans ressources, où qu’ils soient. Mais mes pauvres filles, infortunées, qui n’ont jamais pris leur nourriture qu’auprès de moi, partageant toujours ce qui m’était servi à moi-même, mes filles, c’est d’elles que j’ai souci. Ah ! laisse-moi les caresser et pleurer librement sur leurs maux. Consens, ô roi, ô fils d’une noble race. Si mes mains pouvaient les toucher, je croirais les avoir encore à moi, comme au temps où je les voyais. Que dis-je ? ce que j’entends, au nom des dieux, n’est-ce pas le bruit des pleurs de celles que je chéris ? Plein de pitié pour moi, Créon m’a envoyé ces enfants tendrement aimées ? N’est-il pas vrai[1] ? »

  1. Œdipe roi, 1451.