Page:Croiset - Histoire de la littérature grecque, t3.djvu/269

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forme nouvelle. Pour la première fois, la sensation a osé s’y faire une part. Chez Eschyle, tout se réduisait en ce genre à quelques cris de Prométhée, à quelques gémissements d’Io. Ce qu’éprouvait le corps torturé n’était point pour lui matière de drame. Chez Sophocle, il n’en est plus tout à fait de même. Les plaintes d’Héraclès dans les Trachiniennes, celles de Philoctète, celles d’Œdipe roi révèlent un art bien plus soucieux de la souffrance physique. Le poète ne se contente plus de l’indiquer : il l’analyse ; brièvement sans doute, mais avec une précision frappante. Seulement, s’il tient à ce qu’on entende le cri de la chair, il ne veut pas que ce cri étouffe celui de l’âme. Il faut que l’homme souffre en homme, c’est-à-dire que sa nature morale réagisse et que le sentiment illumine la sensation brutale et obscure. Quand Philoctète est saisi par son mal, de quoi est faite cette plainte si âpre et si pénétrante ? Le spasme des nerfs y a sa part, mais aussi la fierté, la crainte, la haine ; tout cela confondu, mais de telle sorte que la voix de l’âme monte toujours plus haut :

« Je crains, mon enfant, que ma prière ne soit vaine. Vois, il sort de nouveau du fond de ma plaie, ce sang empoisonné, prêt à couler ; je m’attends à ce qui va suivre. Ah ! hélas ! ah ! mon pied, que tu me fais souffrir ! Le mal vient, il accourt, le voici. Ô malheureux ! Vous voyez ce qui en est ; ne m’abandonnez pas. Ah ! dieux ! Ô Céphallénien, si cette souffrance aiguë pouvait s’élancer à travers ton cœur ! Ah ! encore ! encore ! frères, chefs de l’armée, Agamemnon, Ménélas, que n’est-il possible qu’à ma place, aussi longtemps que moi, vous nourrissiez en vous cette torture ! Je souffre, je souffre. Ô mort, mort, si souvent invoquée de jour en jour, comment ne peux-tu pas venir enfin ? Mon enfant, généreux enfant, prends-moi, brûle-moi dans ce feu de Lemnos que j’appelle à mon aide, ami dévoué. Moi aussi, autrefois, quand le fils de Zeus me demandait un tel service au prix de ces armes que tu as maintenant dans tes mains, j’ai eu le courage de le lui rendre[1]. »

  1. Philoctète, 782.