Page:Croiset - Histoire de la littérature grecque, t3.djvu/277

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Cela est fort difficile et nous mènerait trop loin. Mais il en est deux au moins, qui sont évidentes, et dont il est impossible de ne rien dire : celle d’Homère et celle de la réalité contemporaine.

Les souvenirs directs de l’Iliade et de l’Odyssée sont assez nombreux dans les pièces subsistantes de Sophocle. Il est inutile de les énumérer ici. Ce qu’il faut dire, c’est que là même où la conception de Sophocle est entièrement indépendante de celle d’Homère, l’idéal homérique est sans cesse devant ses yeux. Sans cette influence, il semble que le poète aurait eu peine, dans la seconde partie de sa vie surtout, à se tenir si constamment au-dessus des choses dont il avait le spectacle. Tandis que les défauts de la démocratie athénienne se reflètent partout chez Euripide, on en chercherait vainement quelque trace chez Sophocle. Ses personnages ont une dignité simple et naturelle qui rappelle l’ancienne épopée. Le vieil Œdipe mendiant est aussi majestueux que Priam accablé par le malheur, et il l’est comme Priam, sans effort, sans aucun souci de s’observer lui-même. Philoctète, quand il interroge Néoptolème, quand il s’épanche auprès de lui, nous charme par la spontanéité naïve de ses souvenirs, de ses afflictions, de ses haines, comme Ulysse dans l’Odyssée, quand il rappelle ou entend rappeler ce qu’il a fait et ce qu’il a souffert. Nul apprêt, nulle gêne résultant des usages et des contraintes de la société ; la nature humaine dans sa force naïve, qui l’ennoblit par sa sincérité même.

Ce n’est pas à dire toutefois que le monde au milieu duquel vivait Sophocle n’ait été rien pour lui. S’il faut repousser résolument l’opinion de ceux qui veulent mettre sur ses personnages des noms contemporains et qui transforment ainsi ses tragédies en allégories historiques, il est incontestable d’autre part que les mœurs et les idées de son temps se laissent au moins deviner çà et là