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Page:Croiset - Histoire de la littérature grecque, t3.djvu/276

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lement ce ne sont pas tous des modèles, mais il est vrai qu’aucun d’entre eux n’est complètement un modèle. En quel sens donc Sophocle pouvait-il dire, selon le témoignage d’Aristote, qu’il représentait les hommes tels qu’ils doivent être, tandis qu’Euripide les représentait tels qu’ils sont[1] ? Ce qu’il exprimait en parlant ainsi, c’était l’impression d’ensemble que ses personnages laissaient à son public. Cette impression tenait surtout à deux causes. En premier lieu, Sophocle a éloigné absolument de la scène tragique les sentiments bas et ridicules, ceux qui rapetissent l’homme et font de lui un objet de mépris : la lâcheté, l’avarice, la méchanceté pure, l’égoïsme vil. Grâce à ce parti pris, l’humanité qu’il représente est déjà une humanité purifiée. En second lieu, et c’est là le fait capital, ses personnages principaux, malgré les défauts qu’il leur prête à dessein, ont tous un air de noblesse et de grandeur. Le motif fondamental qui les inspire est généreux. En agissant, ils peuvent bien se montrer parfois violents, obstinés, présomptueux ; c’est la part de la faiblesse humaine ; et cela même vous intéresse à eux plus vivement : s’ils étaient impeccables, notre admiration se fatiguerait ; nous ne craindrions pas pour eux comme nous craignons quand nous les voyons exposés à toutes les imprudences et à tous les excès de la passion. Mais ces défauts nécessaires, qui les font plus humains, ne les avilissent jamais. L’idée qui les conduit les honore jusque dans leurs erreurs. Si le genre d’idéal qu’ils réalisent n’est pas celui de la perfection philosophique, chose étrangère au théâtre, c’est du moins celui d’une noble humanité à laquelle nous nous sentons fiers d’appartenir.

On voudrait pouvoir faire dans ces conceptions dramatiques la part des influences diverses qu’on y entrevoit.

  1. Aristote, Poétique, 25 : Σοφοκλῆς ἔφη αὐτὸς μὲν οἵους δεῖ ποιεῖν, Εὐριπίδης δὲ οἶοί εἰσι..