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Page:Croiset - Histoire de la littérature grecque, t3.djvu/288

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sorte de gémissement tumultueux et prolongé : des phrases à peine faites, où les mots se pressent, entrecoupés ; des sensations poignantes qui peu à peu se fixent dans un sentiment désespéré.

« Œdipe. Ô nuage de ténèbres, que je ne peux dissiper, qui vient sur moi, qui m’épouvante, nuit profonde, qu’aucun souffle ne chassera jamais. Hélas ! hélas encore ! quel aiguillon me déchire, souffrance et souvenir tout à la fois ?

» Le coryphée. Je comprends, en voyant de tels maux, cette double plainte qu’appelle une double souffrance.

» Œdipe. Ah ! une parole d’ami. Oui, toi, tu m’es attaché, tu me restes encore ; tu me supportes, moi, aveugle, et tu as pitié. Hélas ! que je souffre ! mais je sais qui tu es, je te reconnais dans la nuit qui m’environne, à ta voix du moins.

» Le coryphée. Ô affreuse action ! Comment t’est venu ce courage de te priver toi-même de la vue ? Quel dieu t’a poussé à le faire ?

» Œdipe. Apollon, ô mes amis, Apollon ; c’est lui qui a fait en moi ce mal, ce mal affreux, et c’est moi qui en souffre. Quant au coup fatal, nul autre ne l’a porté que moi seul, ô misérable. À quoi bon voir encore, quand je n’avais plus rien à voir qui ne fût amer ?

» Le coryphée. Cela est vrai, tu le dis toi-même.

» Œdipe. Où pourrais-je porter mes regards ? où réjouir mon cœur ? Quelle parole entendre encore avec plaisir, ô mes amis ? Emmenez-moi bien loin d’ici le plus tôt possible, emmenez, amis, ce fléau vivant, cet homme de malédiction, le plus odieux à la divinité qui fut jamais.

» Le coryphée. Aussi digne de pitié par tes pensées que par tes souffrances mêmes, combien j’aurais voulu pour toi que tu ne fasses jamais né à la connaissance[1] ! »

Dans Ajax, dans Électre, dans Antigone, dans Philoctète, nous trouvons des dialogues lyriques dignes d’être rapprochés de celui-là. La même force d’expression, la même puissance d’effets dans la même simplicité de moyens. En revanche, les monodies sont extrêmement rares dans

  1. Œdipe roi, 1307.