Page:Croiset - Histoire de la littérature grecque, t4.djvu/133

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il reste assez libre de prévention pour ne pas vouloir triompher par de mauvaises raisons. Par exemple, il est convaincu que Mycènes, la patrie d’Agamemnon, n’était pas une aussi grande ville que le dit la renommée ; mais il ne voudrait pas qu’on fût conduit à approuver sa propre conclusion par cette considération insuffisante que les ruines de Mycènes ne donnaient pas l’idée d’une très grande ville ; la preuve, dit-il, serait mauvaise ; car, si Lacédémone venait à cesser d’être habitée, la vue de ses ruines, insignifiantes et pauvres, donnerait une idée très inexacte de sa puissance antérieure, tandis qu’Athènes, dans les mêmes conditions, paraîtrait, d’après ses monuments, deux fois plus considérable qu’elle n’était en réalité[1].

Une autre habitude de son esprit, non moins curieuse et non moins favorable à l’impartialité, c’est de ne jamais juger un homme ou une idée sur le fait matériel et brutal du succès non plus que d’après l’opinion de la foule. Il sait que la foule est mobile, capricieuse, et que son opinion d’aujourd’hui n’est ni celle d’hier ni de demain[2]. Mais le succès lui-même, qui est pour tant de gens la marque sûre du mérite, n’a pas cette valeur à ses yeux. Dans le succès, il faut distinguer l’apparence de la réalité, le permanent et l’éphémère ; il faut faire la part de la sagesse et celle de la fortune. C’est ainsi que Périclès, qui a hâté l’explosion de la guerre du Péloponèse, si funeste finalement à la puissance athénienne, paraît cependant à Thucydide avoir eu raison[3]. De même la cité de Chios, qui, en se séparant de la confédération athénienne, courut au-devant de l’esclavage et de la ruine, n’obtient pourtant de lui qu’un

  1. Thucydide, I, 10.
  2. Thucydide, II, 65, 4.
  3. Thucydide, II, 65, 1.