Page:Croiset - Histoire de la littérature grecque, t4.djvu/132

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il est indépendant des partis extrêmes : il n’a pas de préventions qui l’aveuglent sur les excès de l’aristocratie ou sur ceux de la démocratie ; il est à bonne distance pour bien voir les uns et les autres[1]. Et la modération de Thucydide n’est pas un instinct aveugle du tempérament, sujet à l’intolérance comme tous les instincts ; c’est avant tout liberté d’esprit, équilibre parfait de la raison, absence totale de préjugés. On sait avec quelle facilité Thucydide, dans les discours qu’il prête aux personnages de son histoire, se place tour à tour aux points de vue les plus opposés ; il fait valoir successivement le jour et le contre avec un détachement si complet en apparence qu’il est quelquefois permis de se demander ce qu’il pense en définitive pour son propre compte. En cela, Thucydide est l’élève des poètes tragiques et des rhéteurs. Sophocle, après avoir fait parler Antigone, fait parler Créon. Antiphon, comme maître d’éloquence judiciaire, enseignait à ses élèves l’art de soutenir tour à tour les deux thèses contraires. Il y a de la virtuosité dialectique et oratoire chez Thucydide, et il est trop de son temps et de son pays pour ne pas goûter un vif plaisir à exercer toute la force pénétrante de son esprit. Il comprend tout et s’en fait un délicat plaisir à exercer toute la force pénétrante de son esprit. Il comprend tout et s’en fait un délicat plaisir encore plus qu’un sujet d’orgueil. Aussi n’éprouve-t-il aucune difficulté à découvrir à la fois chez un même homme le bien et le mal qui s’y rencontrent : il admire l’honnêteté scrupuleuse de Nicias, mais il blâme sa superstition. Il désapprouve les projets politiques des Quatre Cents ; mais il loue l’habileté de Théramène, la force d’intelligence et même les vertus privées d’Antiphon[1]. Nul esprit n’est moins tout d’une pièce que celui de Thucydide. Ce qui est plus remarquable encore, c’est que là même où il soutient une thèse en faveur de laquelle il a résolument pris parti,

  1. a et b Thucydide, VIII, 68.