Page:Croiset - Histoire de la littérature grecque, t4.djvu/153

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

caprices, de même chaque morceau, pris à part, est un modèle de composition forte et serrée.

Ici encore le contraste avec Hérodote se continue. Dans les plus belles narrations de celui-ci, il y a plus de charme que de vigueur, plus de grâce que de pathétique. Les émotions d’Hérodote sont généralement superficielles, courtes, faciles à distraire, comme celles des enfants. Qu’on relise, par exemple, son beau récit des Thermopyles, on sera surpris de voir qu’aux endroits les plus attachants le récit parfois s’interrompt pour faire place à quelque réflexion épisodique qui ralentit, pour ainsi dire, le rythme du morceau et laisse à l’émotion du lecteur le temps de se dissiper ou de s’affaiblir[1].

Thucydide, au contraire, excelle à composer des tableaux dont tous les traits se tiennent et se font valoir. Dans les récits plus ou moins étendus qui forment son ouvrage, depuis ceux qui n’ont qu’un chapitre jusqu’à ceux qui remplissent deux livres (comme celui de l’expédition de Sicile), le lecteur ne peut s’arrêter ; il est poussé vers le dénouement par une curiosité inquiète. Rien ne le distrait, rien ne le laisse indifférent. On lit certains épisodes de Thucydide comme on lirait un drame, avec une émotion intense et croissante. À ce point de vue, le récit de l’expédition de Sicile est merveilleux. Macaulay le considérait comme un chef-d’œuvre supérieur à tout ce que la prose a jamais produit de plus parfait dans aucun pays, sans en excepter, ajoutait il, le discours de la Couronne[2]. L’histoire des premiers succès des Athéniens, puis, quand ils semblent près de triompher, l’arrivée de Gylippe, et, à partir de ce moment, les demi-succès, les revers, les désastres,

  1. Hérodote, VII, 224. Cf. plus haut, t. II, p. 611-615 et 625.
  2. Life of Lord Macaulay, vol. I, p. 449. Cette opinion de Macaulay, tirée de sa correspondance, est citée avec quelques autres passages non moins curieux du même écrivain, en tête du second volume de la traduction anglaise de Thucydide, par M. Jowett (Oxford, 1881).