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APPOLONIOS DE RHODES

tique. Il a une imagination forte, ingénieusement réaliste ; il voit les lignes, les attitudes, et les fait voir ; il trouve des comparaisons pittoresques en abondance ; Virgile lui en doit de célèbres[1]. Il sait d’ailleurs décomposer une idée, en montrer finement toutes les parties, puis recomposer un tableau d’ensemble où chaque détail a sa juste place. Sa phrase est ferme et souple. Elle a du mouvement et du rythme. Son récit est net, facile, un peu prosaïque parfois. Ses descriptions sont vives et pittoresques. Ses discours surtout sont très habiles, exprimant avec vérité, avec force, avec éloquence, les agitations qui troublent la pensée de ses personnages. Quelques-uns des monologues de Médée sont d’une beauté dramatique achevée. Voici, dans ses grandes lignes, la scène où Médée prend sa résolution définitive ; les souvenirs des poètes antérieurs, les modèles aussi qui ont inspiré Virgile et Racine, s’y enchaînent en une trame vraiment puissante[2] :

Cependant la nuit étendait ses ombres sur la terre : en mer, les matelots s’endormaient, en contemplant de leur navire Héliké et les astres d’Orion. Le moment du sommeil était souhaité du voyageur en route et du gardien qui veille aux portes. La mère elle-même, qui vient de voir mourir ses enfants, était enveloppée dans la torpeur d’un assoupissement profond ; l’aboiement des chiens ne s’entendait plus dans la ville ; plus de rumeur sonore ; le silence possédait les ténèbres de la nuit.

Mais Médée n’était pas envahie par le doux sommeil. Mille soucis, nés de son amour, la tenaient éveillée… Sans cesse son cœur bondissait dans sa poitrine. Tel, dans une chambre, un rayon de soleil bondit, reflété par l’eau qui vient d’être versée

  1. Par exemple, celle des agitations d’une âme avec les reflets voltigeants que fait la lumière en tombant sur l’eau d’un bassin (Argonaut., III, 754-759 ; cf. Énéide, VIII, 20-23, et IV, 285). On a vu plus haut celle des géants morts avec des arbres tombés au bord de l’eau.
  2. III, 743-800. La traduction de ce morceau est empruntée à M. De la Ville de Mirmont, sauf quelques légers changements.