Page:Croiset - Histoire de la littérature grecque, t5.djvu/483

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
465
ÉPICTÈTE ; SA DOCTRINE ET SA MÉTHODE

tre eux d’union intime. Sans doute, l’homme se propose de se rendre semblable à Dieu ; mais cet idéal divin, il le trouve en lui-même ; ce n’est en somme que sa raison ou sa conscience. Une telle religion, à coup sûr, est haute et fière ; elle ne saurait avoir beaucoup d’élan ni parler bien vivement au cœur. Que faudrait-il, pour y mêler cet élément d’amour ? Une chose essentielle, à savoir qu’une plus large notion de l’humanité s’y fît sentir. Or, si le stoïcisme professe la fraternité, s’il invite l’homme à aimer l’homme, c’est en lui présentant cet objet d’affection trop en dehors des conditions vraies de la vie. L’homme qu’il donne à aimer, c’est le sage, c’est un être idéal, c’est en définitive la raison impersonnelle, ce n’est pas l’homme réel, avec ses faiblesses, ses passions bonnes et mauvaises. Celui-là, il le traite de fou et il le malmène, sous prétexte de le guérir. Épictète, à cet égard, est un vrai stoïcien, un ascète intransigeant, qui comprend à peine, ou ne comprend pas, les affections de famille, le charme de l’amitié, le plaisir de l’étude, le rayonnement de la beauté, tout ce qui fait le prix de la vie pour l’immense majorité des hommes. Il n’est pas possible qu’une philosophie, si résolument ennemie des sentiments les plus naturels, ne laisse pas une impression de sécheresse dans toutes les âmes libres et vraiment humaines.

Voilà sans doute pourquoi le Manuel, où elle est si fortement condensée, n’a qu’une beauté partielle et incomplète. Tel qu’il est, pourtant, on ne peut nier que ce ne soit un des rares livres qui sont de tous les temps et

    παρασϰευὴν έϰ σοῦ μοι δεδουμένην ϰαὶ ἀφορμὰς πρὸς τὸ ϰοσμῆσαι διὰ τῶν ἀποϐαινόντων ἐμαυτόν (paraskeuên ek sou moi dedomênên kai aphormas pros to kosmêsai dia tôn apobanontôn emauton). Cette παρασϰευή (paraskeuê), c’est la volonté éclairée, la προαίρεσις (proairesis), qui suffit à l’homme. On sait avec quelle violence Pascal, dans son Entretien avec M. de Sacy, a reproché à Épictète son orgueil : c’est que la doctrine du stoïcisme supprime absolument la grâce, ce que Pascal ne peut lui pardonner.