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PLUTARQUE ; LES VIES PARALLÈLES

paysan athénien, à Paul Émile se consolant de la mort de ses enfants par le triomphe de sa patrie, à Philopæmen fendant le bois de sa pauvre hôtesse.

D’ailleurs, s’il est conteur excellent, il n’est pas moins narrateur au sens le plus élevé du mot. Ses grands tableaux historiques se font admirer, chaque fois qu’on les relit. Sans doute, il leur manque une certaine perfection de détail, pour être comptés au nombre des chefs-d’œuvre. La langue n’est pas assez simple, assez forte, assez étudiée ; sa composition est toujours un peu molle : il n’a ni la hardiesse, ni la sûreté de touche des grands écrivains. Mais, si l’on passe condamnation sur ces défauts, que de qualités vraiment supérieures ! Une imagination naïve, amoureuse des grands spectacles, sensible à l’éclat, à la grandeur, à la beauté, à l’effroi ; une âme facilement émue, très humaine, mobile malgré sa gravité philosophique ; un sens naturel du pathétique, qui fait de lui l’un des meilleurs interprètes des tragédies de l’histoire. Sa narration prend sans effort, dès qu’il le faut, l’allure dramatique. Elle marque les phases, prépare et suspend l’émotion, ménage les péripéties, fait éclater les coups de théâtre. Comme l’auteur vit avec ses personnages, il nous met aussi à leur place ; nous passons par leurs émotions, nous sommes, avec eux, surpris, exaltés, frappés. Qu’on relise, soit dans son Brutus, soit dans son César, le récit de la conjuration qui aboutit au meurtre du dictateur. Chaque moment essentiel en est marqué si justement qu’on est en suspens jusqu’au dénouement. Ce sont des scènes de tragédie, sinon faites, du moins indiquées, autant que le genre le comporte ; tragédie tantôt familière, tantôt terrible, et toujours singulièrement vraie. Et, dans les instants décisifs, dans les catastrophes surtout, cette vérité du récit s’empreint d’une gravité triste, d’une sorte de solennité sans emphase, qui saisit le lecteur.