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ton Brownsville’s Bar », et si la morale y gagna, la santé publique y perdit, car le Bar devint rapidement à la mode, et tous les habitants de Brownsville et de Matamoros, la ville mexicaine, passèrent dans ses salons.

Les bars du rez-de-chaussée ferment à huit heures du soir, et seuls, les salons du restaurant restent ouverts à partir de ce moment jusqu’à deux ou trois heures du matin, souvent même plus tard.

Mais la clientèle de cet endroit spécial ne commence guère à arriver que vers onze heures ou minuit. Alors c’est dans ces immenses salles une fête continuelle. Tandis que les uns soupent, les autres dansent au son des orchestres de nègres qui remplacent, là-bas, les tziganes des restaurants de la vieille Europe.

Mais si lorsque règne cette frénétique animation, les salons sont bruyamment gais, on peut se rendre compte de la tristesse que dégage l’immensité de ces énormes pièces quand elles sont vides de consommateurs.

Or Marius en demandant à Weld de lui indiquer un endroit gai à Brownsville avait omis de lui dire que c’était pour y dîner !

Il fut donc un peu étonné, en arrivant à 8 heures moins vingt minutes environ, de voir que dans les quatre immenses salles du restaurant, il y avait tout juste une table occupée par un personnage en qui, au premier abord, il reconnut un Mexicain.

Cheveux crépus, d’un noir de cirage, moustache et barbe de même couleur, peau basanée ; plutôt gras et petit, l’unique dîneur attirait l’attention par la richesse de ses bijoux, un peu ridicules dans une toilette masculine.

À part ce défaut de goût, sa mise était irréprochable et depuis la pointe de ses escarpins vernis jusqu’à sa cravate, il était habillé à la dernière mode.

Il était presque comique de voir un monde de garçons — huit et dix par salle — graves et dignes, regardant d’un œil intéressé dîner le Mexicain, très à l’aise, au milieu de tous ces regards fixés sur lui.

Marius était venu aussitôt qu’il l’avait pu, et avant l’heure fixée à Ketty, pour préparer la petite fête, c’est-à-dire pour commander le dîner et retenir une table.

Retenir une table, c’était superflu : sauf une, celle occupée par le Mexicain, elles étaient toutes libres.

Restait à commander le dîner.

Marius s’adressa donc à un des garçons qui attendaient ses ordres, et demanda la carte.

— Je vais sonner le maître d’hôtel.

Et avec un jonc terminé par un tampon en forme de boule, il frappa avec force sur un petit gong.

Puis, il salua et disparut.

Marius avait tressauté !

La retentissante vibration s’était répercutée dans l’immensité vide des salons, produisant sur ses nerfs déjà surexcités une trépidante impression.

Le Mexicain leva la tête et parut s’apercevoir seulement de la présence du Méridional. Il le regarda et sourit.

Ce fut du reste le seul résultat appréciable du coup de gong.

Personne ne se dérangea.

Dans une salle voisine pourtant, un grave personnage, au visage glabre, se leva du siège sur lequel il était assis, vint jusqu’à la porte jeter un coup d’œil, puis, à pas comptés, retourna d’où il venait.