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Page:Custine - La Russie en 1839 troisieme edition vol 1, Amyot, 1846.djvu/143

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J’ai fait de Berlin à Lubeck le plus triste voyage du monde. Un chagrin imaginaire, du moins, j’espère encore qu’il n’est fondé sur rien, m’a causé une de ces agitations plus vives que la douleur la mieux motivée ; l’imagination s’entend à tourmenter. Je mourrai sans comprendre à quel point, dans les mêmes occurrences, les gens que j’aime me paraissent en danger et les indifférents en sûreté. J’ai le cœur visionnaire.

Votre silence, après la lettre où vous m’en promettiez une autre par le prochain courrier, m’est devenu tout à coup la preuve certaine de quelque grand malheur, d’un accident, d’une chute en voiture, que sais-je ? de votre mort subite, et pourquoi pas ? ne voit-on pas chaque jour arriver des choses plus extraordinaires et plus inattendues ? Une fois que cette idée se fut emparée de ma pensée, je devins sa proie ; la solitude de ma voiture se peupla de fantômes. Dans cette fièvre de l’âme, les craintes ne sont pas plutôt conçues que réalisées ; point d’obstacles aux ravages de l’imagination ; le vague centuple le danger, le temps qu’il faut pour éclaircir un doute équivaut à une certitude ; quinze jours d’angoisses, c’est pire que la mort ; ainsi, succombant aux distances qui créent l’illusion, le pauvre cœur se dévore, il cessera de battre avant d’avoir pu vérifier la cause du mal qui le tue, ou s’il bat, c’est pour subir mille fois le même