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Page:Custine - La Russie en 1839 troisieme edition vol 1, Amyot, 1846.djvu/254

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à l’état de pure machine. Si, dans les pays où les mécaniques abondent, le bois et le métal nous semblent avoir une âme, sous le despotisme les hommes nous semblent de bois ; on se demande ce qu’ils peuvent faire de leur superflu de pensée, et l’on se sent mal à l’aise à l’idée de la force qu’il a fallu exercer contre des créatures intelligentes pour parvenir à en faire des choses ; en Russie j’ai pitié des personnes, comme en Angleterre j’avais peur des machines. Là, il ne manque aux créations de l’homme que la parole, ici la parole est de trop aux créatures de l’État.

Ces machines incommodées d’une âme sont, au reste, d’une politesse épouvantable ; on voit qu’elles ont été ployées dès le berceau à la civilité comme au maniement des armes ; mais quel prix peuvent avoir les formes de l’urbanité quand le respect est de commande ? Le despotisme a beau faire, la libre volonté de l’homme sera toujours une consécration nécessaire à tout acte humain, si l’on veut que l’acte ait une signification ; la faculté de choisir son maître peut seule donner du prix à la fidélité ; or, comme en Russie un inférieur ne choisit rien, tout ce qu’il fait et dit n’a aucun sens ni aucun prix.

À la vue de toutes ces catégories d’espions qui nous examinaient et nous interrogeaient, il me prenait une envie de bâiller qui aurait aisément pu se tourner en envie de pleurer, non sur moi, mais sur ce peuple ;