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Page:Custine - La Russie en 1839 troisieme edition vol 2, Amyot, 1846.djvu/312

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la table ; et ce qui m’étonne, c’est qu’il puisse encore gagner à un jeu si connu de tout le monde. En présence de l’Empereur l’hydropique respire, le vieillard paralysé devient agile, il n’y a plus de malade, plus de goutteux : il n’y a plus d’amoureux qui brûle, plus de jeune homme qui s’amuse, plus d’homme d’esprit qui pense, il n’y a plus d’homme !!! C’est l’avanie de l’espèce. Pour tenir lieu d’âme à ces apparences humaines, il leur reste un dernier souffle d’avarice et de vanité qui les anime jusqu’à la fin : ces deux passions font vivre toutes les cours, mais ici elles donnent à leurs victimes l’émulation militaire ; c’est une rivalité disciplinée qui s’agite à tous les étages de la société. Monter d’un grade en attendant mieux, telle est la pensée de cette foule étiquetée.

Mais aussi quelle prostration de force a lieu quand l’astre qui faisait mouvoir ces atomes politiques n’est plus au-dessus de l’horizon ! On croit voir la rosée du soir tomber sur la poussière, ou les nonnes de Robert le Diable se recoucher dans leurs sépulcres en attendant le signal d’une nouvelle ronde.

Avec cette continuelle tension de l’esprit de tous et de chacun vers l’avancement, point de conversation possible : les yeux des Russes du grand monde sont des tournesols de palais ; on vous parle sans s’intéresser à ce qu’on vous dit, et le regard reste fasciné par le soleil de la faveur.