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d’un Prophète courroucé, cela fit que je tirai une de ces pommes dont j’avois grossi ma poche, où je cochai mes dents, mais au lieu de prendre une de celles dont Énoc m’avoit fait présent, ma main tomba sur la pomme que j’avois cueillie à l’Arbre de Science et dont par malheur je n’avois pas dépouillé l’écorce.

J’en avois à peine goûté qu’une épaisse nuée tomba sur mon âme : je ne vis plus personne auprès de moi, et mes yeux ne reconnurent en tout l’hémisphère une seule trace du chemin que j’avois fait, et avec tout cela je ne laissois pas de me souvenir de tout ce qui m’étoit arrivé. Quand depuis j’ai fait réflexion sur ce miracle, je me suis figuré que l’écorce du fruit où j’avois mordu ne m’avoit pas tout à fait abruti, à cause que mes dents la traversant se sentirent un peu du jus qu’elle couvroit, dont l’énergie avoit dissipé la malignité de l’écorce. Je restai bien surpris de me voir tout seul au milieu d’un pays que je ne connoissois point. J’avois beau promener mes yeux, et les jeter par la campagne, aucune créature ne s’offroit pour les consoler. Enfin je résolus de marcher, jusques à ce que la Fortune me fît rencontrer la compagnie de quelques bêtes, ou de la mort.

Elle m’exauça, car au bout d’un demi-quart de lieue je rencontrai deux forts grands animaux dont l’un s’arrêta devant moi, l’autre s’enfuit légèrement au gîte (au moins, je le pensai ainsi) à cause qu’à quelque temps de là je le vis revenir accompagné de plus de sept ou huit cents de même espèce qui m’environnèrent. Quand je les pus discerner de près, je connus qu’ils avoient la taille et la figure comme nous. Cette aventure me fit souvenir de ce que jadis j’avois ouï conter à ma nourrice, des sirènes, des faunes, et des satyres. De temps en temps ils élevoient des huées si furieuses causées sans doute par l’admiration de me voir, que je croyois quasi