Page:Cyrano de Bergerac - L autre monde ou Les états et empires de la lune et du soleil, nouv éd, 1932.djvu/181

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nous. Mais encore qu’il fût vrai que la raison nous eût été distribuée en apanage et quelle fût un privilège réservé seulement à notre espèce, est-ce à dire pour cela qu’il faille que Dieu enrichisse l’homme de l’immortalité, parce qu’il lui a déjà prodigué la raison ? Je dois donc, à ce compte-là, donner aujourd’hui à ce pauvre une pistole parce que je lui donnai hier un écu ? Vous voyez bien vous-même la fausseté de cette conséquence, et qu’au contraire, si je suis juste, plutôt que de donner une pistole à celui-ci je dois donner un écu à l’autre, puisqu’il n’a rien touché de moi. Il faut conclure de là, ô mon cher compagnon, que Dieu, plus juste encore mille fois que nous, n’aura pas tout versé aux uns pour ne rien laisser aux autres. D’alléguer l’exemple des aînés de votre Monde, qui emportent dans leur partage quasi tous les biens de la maison, c’est une foiblesse des pères qui, voulant perpétuer leur nom, ont appréhendé qu’il ne se perdît ou ne s’égarât dans la pauvreté (133). Mais Dieu, qui n’est pas capable d’erreur, n’a eu garde d’en commettre une si grande, et puis, n’y ayant dans l’Éternité de Dieu ni avant, ni après, les cadets chez lui ne sont pas plus jeunes que les aînés. »

Je ne le cèle point que ce raisonnement m’ébranla.

« Vous me permettrez, lui dis-je, de briser sur cette matière, parce que je ne me sens pas assez fort pour vous répondre, je m’en vais quérir la solution de cette difficulté chez notre commun Précepteur. »

Je montai aussitôt, sans attendre qu’il me répliquât, en la chambre de cet habile Démon, et, tous préambules à part, je lui proposai ce qu’on venoit de m’objecter touchant l’immortalité de nos Âmes, et voici ce qu’il me répondit :

« Mon fils, ce jeune étourdi passionné de vous persuader qu’il n’est pas vraisemblable que l’Âme de l’homme soit immortelle parce que Dieu seroit injuste, Lui qui se dit Père commun de tous les êtres, d’en avoir avantagé une