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Page:D'Ablancourt Renée, Ceux qui passent, 1896.djvu/11

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Tout à coup, après un dernier triomphe, le baron jeta les cartes devenues molles, tièdes, les coins roulés et s’écria :

— À présent, Annette, chante-nous quelque chose, ma fille, une de nos vieilles chansons patriotiques que tu sais si bien dire.

La jeune fille immédiatement se leva : presque toutes les soirées finissaient ainsi, elle rejeta un peu en arrière ses frisons blonds, et, sans accompagnement, sans musique, sans méthode, avec l’entrain naturel de sa conviction, elle commença :

En avant marchons
Contre leur canons
Et près de Henri serrons nos bataillons, etc…

Nul ne riait, bien sûr, les jeunes gens serraient les poings, le père marchait à grands pas sur le tapis, Annette, les yeux perdus très loin, évoquant sans doute les immenses champs de genêts d’où partaient les appels de chouettes et de chats-huants.

Quand elle eut fini, ce furent des acclamations enthousiastes.

— Et dire, gémit la baronne, que nous n’avons plus maintenant d’étoile en France, que notre pauvre pays est comme un navire démâté, sans phare et sans pilote, que les pirates ont envahi.

Ses bras retombèrent en un geste navré.

— Chante encore, supplia le baron, dis nous la complainte de l'Enfant du Miracle.

Cette fois, ce fut tout autre chose, le ton changé, la voix douce, traînante, mélodieusement émue, la jeune fille reprit :

Avant de naître il était orphelin
L’enfant du miracle, Henri le bien-aimé, etc…

Les couplets défilaient, monotones, interminables ; du berceau à la tombe, la vie du roy s’édifiait en lentes déceptions : d’abord la mort de sa mère, son mariage sournoisement imposé par un oncle qui tenait d’une nourrice la misère physique de l’épouse, l’amour du jeune couple tendre, profond, sans cesse déçu… le dévouement sans borne de celle qui souhaitait la mort pour rendre à un peuple l’espérance, à un roi l’hérédité… Puis la fin, le brisement final d’une race de vaillants, de justes, de méconnus…

Tous s’attendrissaient, la voix d’Annette chevrotait, le baron essuyait ses paupières flasques, la baronne sanglotait, les jeunes gens raidissaient leur douleur, adressaient à leur sœur des remerciements enroués de larmes contenues.

Larcher, extrêmement surpris, absolument calme, n’éprouvait nulle contagion ; cette légende, il la savait à peine, son enfance n’avait jamais été bercée des mystiques récits vendéens.. Dans son étonnement, la seule chose qui lui restait clairement acquise, perçue par son cœur, ses yeux, l’élan de tout son être, c’était son amour, l’attirance gracieuse d’Annette, son accent profondément sympathique, sa physionomie expressive, douce et bonne, et il se perdait en rêve lui aussi, un rêve légitime, mais heureusement plus réel, un rêve de fiancé !…

Trois mois plus tard, Sonas, entièrement repeint, reblanchi, rajeuni, retapé, les allées ratissées, les massifs de géraniums rouges et d’héliotropes bleus resplendissants, attendait ses hôtes dans son immuable tranquillité.

L’étang miroitait au soleil, les sansonnets perchaient sur le toit. L’allée de platanes s’allongeait avec ses troncs lisses d’écorce neuve aussi, la vieille écorce tombée par plaques à leur pied.

L’herbe fraîche et rase, les bancs consolidés, les vitres remises à la serre et dans l’intérieur donc ! Un beau tapis « rouge et bleu » toujours escaladait les marches du vénérable escalier à rampe forgée ; des panneaux des Gobelins s’accrochaient aux murs, dissimulant sous leurs tissus aux nuances éteintes, la blancheur de la chaux.

Les vieux meubles avaient dû prendre tout simplement le chemin du grenier, dans une hâte très peu respectueuse pour les antiques bergères à pouf, enfoncés jadis par d’augustes personnages.

Ils se bousculaient ces débris sous les ardoises les uns sur les autres empilés, pressés, classés, les pattes en l’air et