Page:D'Ablancourt Renée, Ceux qui passent, 1896.djvu/12

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

même brisés, tandis qu’à la place qu’ils occupaient depuis des siècles, le tapissier parisien avait aligné dans une symétrie qui jouait l’abandon des beaux sièges Louis XV, des dressoirs, des bahuts incrustés, des consoles aux pieds tordus de hautes colonnes et enfin dans la galerie des ancêtres, entre les portraits des aïeux soigneusement débarbouillés à la mie de pain, toute une série d’armures et de panoplies, bref, une petite reproduction du musée des Invalides.

Pas une faute de goût, pas un anachronisme ; on possède à Paris des artistes dans tous les métiers.

De grandes jardinières envoyaient des plantes vertes aux plafonds losangés ; l’écusson des de Sonas reproduit sur toutes les plaques de fonte des grandes cheminées, avait été soigneusement brossé à la mine de plomb et, parmi tout ce luxe, vêtu de noir et gilet blanc, Claude Larcher allait, venait, enthousiasmé, ravi, impatient de voir l’arrivée de ses hôtes.

Une victoria attelée en flèche avait été envoyée à la gare la plus proche, suivie d’un omnibus pour les gens et les malles et précédée d’un piqueur qui devait, du commencement de l’avenue, annoncer à son de trompe l’arrivée des ex-propriétaires.

Le pays était en liesse, des jeunes filles tenaient des bouquets pour « Mlle Annette » qu’elles aimaient très sincèrement, lui devant toutes quelque chose, un petit don, une bonne parole.

Des jeunes gars armaient des fusils pour saluer d’une salve l’entrée des bienfaiteurs du pays ; les domestiques en livrée neuve « rouge et bleue » attendaient sur le perron, et Claude Larcher planait sur tout cet apparat.

Jusqu’aux grands chiens blancs, aux yeux étranges, bâtards du Poitou, qui mêlaient la note profonde de leur voix à cette mise en scène, grimpés le long du treillage de leur chenil pour mieux voir.

Quand la victoria se rangea au perron, le tumulte, le bruit, fut indescriptible, les coups de fusil, les vivats, les aboiements, les grelots des chevaux, la sonnerie des piqueurs…

Les arrivants durent monter les marches au milieu de ce vacarme, comme on escalade une baraque foraine où la troupe fait la parade.

Annette, officiellement la fiancée de Larcher, avait accepté son bras.

Annette cependant était fort pâle, un cercle de bistre soulignait ses yeux et toute cette joie lui entrait dans le cœur comme un coin douloureux.

Au moment de quitter Paris, la veille au soir, elle avait reçu cette dépêche :

« Je pars pour Madagascar, Annette, j’espère y mourir. Adieu.

« DOMINIQUE »

Ce télégramme était une réponse à la lettre écrite par la jeune fille à son cousin. Voici cette lettre :

« Je vous aime, Dominique, et il va falloir que je fasse de cette tendresse si pure une sorte de lien très doux, d’amitié familiale, il va falloir que je puisse désormais penser à vous sans amertume et sans regret comme à un ami cher qui ne peut rien pour mon bonheur et doit traverser ma vie ainsi qu’un frère bien-aimé.

Notre ancien rêve redevient réalité, l’heure de remettre l’équilibre dans la vie des miens est sonnée, pour les sauver tous j’épouse Claude Larcher.

Je vais à ce mariage avec l’enthousiasme du sacrifice, avec la joie de vaincre mes révoltes égoïstes pour l’amour de ma famille.

Je suis l’holocauste Dominique !

Raynaut a inventé pour moi une sorte de litanie dont il me salue chaque jour sans penser que son ironie me déchire : il m’appelle : Espoir des affligés, consolatrice des souffrants, refuge des ruinés, étoile des naufragés, etc…

Et père se frotte les mains d’aise en racontant les fêtes futures de mon mariage, il fait imprimer mes cartes : Larcher de Sonas, et personne ne se moque de nous, on approuve ! Mes frères, à genoux, me les mains les mains dévotement et je n’ai pas même la consolation suprême de souhaiter mourir, parce que ma mort les replongerai tous au fond de l’abime.

C’est fini Dominique, je suis la brebis du sacrifice, épousez Rose Martin, aimez-la, et gardez-moi un souvenir.

« ANNETTE »

La pauvre enfant versa d’abord d’abondantes larmes sur son hyperbolique épitre, la lança en cachette par la fente béante d’une borne-poste et s’en alla sécher ses yeux rue de la Paix en y choisissant les jolies lingeries de son trousseau.