Page:D'Ablancourt Renée, Ceux qui passent, 1896.djvu/7

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— Voilà, expliquait-il, c’est très simple, nous avons trouvé le procédé infaillible, nous révolutionnons l’industrie ; en quelques mois de travail assidu, nous démolissons la clientèle de toutes les filatures qui nous supplient de leur vendre notre brevet. Déjà neuf puissances étrangères l’ont acheté.

— Mais la mise en route nécessite de grands frais, objecta un des auditeurs.

— Oh ! Quelques centaines de mille francs, pas plus, nous installons une superbe usine…

— Faites grand, messieurs, interjeta {Corr|la|le}} baron qui arrivait au bras de son ami le journaliste et trouvait utile de venir à la rescousse ; faites superbe, il faut d’abord frapper les yeux. Ne calculez pas, allez de l’avant : aux audacieux les mains pleines !

Les deux travailleurs haussèrent imperceptiblement les épaules et, se retournant l’un vers l’autre, ils se mirent à discuter des chiffres, soutenus, relancés à toute défaillance par l’infatigable Calixte.

— Je vais partir avec vous, s’emballait-il, j’ai mes plans, je les fais exécuter sous mes yeux, je mets en route.

— Vous êtes ingénieur ?

— Non, ingénieux, souffla Raynaut à l’oreille de son frère.

Celui-ci ne broncha pas, continuant :

— Je suis le collaborateur de l’inventeur, son bras droit, je…

— Mais pour les proportions, les montages de machines, leur précision…

— Un jeu, tout cela ! mon valet de chambre est un ancien mécanicien, je l’emmène ; nous construisons d’abord un chalet sur le lac pour nous loger ; puis nous jetons les fondations de l’usine…

Annette dut s’éloigner, elle suivit un instant des yeux son frère toujours pérorant, toujours gesticulant, puis elle le perdit pour retrouver là, s’asseyant devant une table de jeu, son autre frère Raynaut. Il se mit à tailler un poker avec la comtesse d’Hougonet et le docteur Cavaro, un Espagnol au teint brun, se disant docteur, l’ami et le parasite de la maison.

Il ne regarda même pas sa sœur ; le front moite, les mains agitées, il alignait devant lui une pile de louis gagnée aux petits chevaux l’instant d’avant.

Cependant il posa les cartes et se leva soudain ; un homme, gros, noir, d’une quarantaine d’années, venait à lui la main tendue.

— Je parie sur vous, baron, dit-il aimablement.

— Monseigneur me portera chance.

L’arrivant secoua la tête :

— La chance ! je n’en ai guère à donner. Un soupir souligna ces mots ; puis, apercevant Hougonet, tout de suite il laissa Raynaut.

— Mon cher comte, je vous cherchais ; un mot, s’il vous plaît, relativement à mon offre d’hier, j’ai besoin d’être renseigné à l’instant, je suis des plus sollicités…

— Votre Altesse peut compter sur moi, je la remercie de la préférence qu’elle a bien voulu me donner, les actions des jeux sont d’un placement facile, d’un rendement certain.

— Alors, je vous en réserve une vingtaine.

— Plus, si vous voulez.

— Non, il faut cependant que j’en garde à cause du rapport ; mais, ajouta-t-il confidentiellement, j’aimerais assez avoir au soleil quelque terre au lieu de ce papier de hasard… de plus, je dois payer l’hôtel que je viens de faire construire.

— Cette merveilleuse création du cours la Reine.

— Précisément, j’y ai aujourd’hui même installé ma fille et ma mère.

Un nouveau soupir gonfla sa poitrine ; sans doute il eut un retour de pensée vers sa pauvre femme morte et dont la colossale fortune — qu’il cherchait cependant à dénaturer — avait créé toute son aisance à lui et jeté à l’oubli sa misère passée.

Les deux cousins se regardèrent dans une entente ; cette fantasmagorie de passants dans ce salon, ces prétentions de prétendants, ces déclassés, détrônés, désillusionnés, étaient bien typiques, bien fin-de-siècle… On sentait en ce coudoiement de partis, en cet abaissement devant l’or, de ces derniers rejetons de vaillantes