Page:D'Ablancourt Renée, Ceux qui passent, 1896.djvu/8

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races, la dégénérescence du monde. l’abandon d’anciennes luttes, la fraternité de la déchéance.

Enfin, ils franchirent une porte encombrée d’habits noirs et trouvèrent un peu d’air plus respirable dans une petite pièce orientale où un lunch spécial avait été offert à la reine. Justement Mme de Sonas venait de se servir elle-même une tasse de chocolat à l’espagnole, tout parfumé de cannelle et elle avalait cette pâte épaisse avec plus de bonne volonté que de plaisir ; son goût français était révolté.

— C’est épouvantable, dit-elle à sa fille d’un ton résigné, mais ce doit être très nourrissant.

— Laisse-le donc, mère, voici Dominique, il va t’offrir son bras et te conduire au buffet.

Le jeune homme s’empressa. Annette, restée seule, se laissa choir sur un divan, un peu lasse, la tête alourdie par son repas tardif pris debout et si vite ; elle pencha le front sur son éventail e se mit à rêver…

Ce ne fut pas long sa paix, cet attractif coin de solitude avait été pressenti par deux banquiers qui, eux aussi, voulaient causer. Sans souci de la jeune fille, ils s’installèrent :

— Mulheim vient de promettre à Hougonet de faire coter ses actions en bourse, et il va lui remettre une nouvelle série d’obligations.

— Basées sur quoi ?

— Mais sur sa terre de Rocfelden, où il a créé une usine d’essai.

— Vous l’avez vue fonctionner, l’usine ?

— Ma foi non. Il paraît que c’est merveilleux.

— Il est intelligent ce gros homme d’inventeur, ce comte d’Hougonet. À propos, vous savez que ce comte est un conte.

— Parbleu ! en tout cas son compte est bon, car il a gagné des millions.

— Je vous crois ! Vous connaissez l’odyssée de sa jeunesse ?

— Ah ! oui son entraînement… J’ai vaguement entendu dire…

— Voilà : il possédait un père dévoré comme lui du démon d’invention. Ce père eut la curiosité, au point de vue de la réciprocité d’action du moral sur le physique, d’observer chez ses fils ladite expérience.

L’un fut mis au régime unique de la viande, l’autre au régime unique des végétaux.

— Quelle barbarie !

— Si bien qu’à quinze ans, le jour même de la mort du père, l’herbivore dévora un gigot dont il faillit mourir, et le carnivore entonna un double boisseau de pommes de terre qu’il n’a pas encore probablement digérées tout à fait, du reste. Voyons donc.

Il montrait de loin en riant la haute silhouette du comte dont l’énorme proéminence abdominale se profilait sur le fond clair d’une glace.

Annette glissait de son rêve peu à peu au sommeil invincible, amené par la grosse chaleur et la fatigue ; il fallut que tout à coup la voix de son père, la vint tirer de cette somnolence…

— Allons nous-en, mignonne, notre ami Larcher offre de nous jeter chez nous en passant.

La jeune fille se leva, surprise.

— Monsieur Larcher ici, par quel hasard ?

— Je l’ai présenté ; le brave homme est si enchanté de son admission parmi nous, et puis, conclut le père pressant tendrement le bras de sa fille, il est bien un peu de la famille.

Annette ne répondit pas, à peine entendit-elle, tout à son idée de revoir Dominique, de lui serrer la main, de lui dire : À lundi ; mais ce fut impossible, on se perdait dans ce flot mouvant, et, résignée, elle dut suivre les siens.

Le fiacre à galerie amené par le baron et tranquillement oublié ensuite, resta à sa place de file, et le landau de M Larcher eut l’honneur de reconduire la noble famille de Sonas.

L’ex-industriel se faisait tout petit, assis sur le devant, il avait même offert de monter près du cocher pour y laisser plus d’aise à ses cinq invités, mais ils se récrièrent tous, et l’excellent homme dut se caler entre les deux gentilshommes, en face d’Annette et de sa mère encadrant le baron.

Leurs jambes s’entrecroisaient, leurs souffles se mêlaient, Larcher fit observer qu’on se tenait chaud ainsi empilé, et Rayymond pensa que l’être humain est essenliellement compressible au physique et au moral.