Page:Déguignet - Mémoires d un paysan bas breton.djvu/54

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
171
MÉMOIRES D'UN PAYSAN BAS-BRETON

que le vieux soldat débita sur les jésuites. Étant déjà naturellement prévenu contre eux, je ne pouvais qu’approuver mon vieux Parisien, et, comme personne ne prenait la défense des jésuites, les choses en restèrent là ; mais c’était pour moi une déception de plus. Je voyais alors qu’il était impossible aux malheureux comme moi d’arriver à la connaissance des choses de ce monde.

Un dimanche enfin, j’allai me promener sur le quai du Rhône : je vis là beaucoup de livres, que j’aurais voulu tous prendre, car tous me plaisaient, par leurs titres tout au moins. En feuilletant dans ces bouquins, je trouvai une grammaire toute petite, qu’on pouvait mettre dans les poches de sa tunique ou de sa capote ; je demandai le prix : cinquante centimes. Je les avais ; je payai comptant, en me disant : cinquante centimes pour apprendre à parler et à écrire correctement en français ! ce n’est pas trop cher, d’autant plus que cette grammaire était une grammaire de l’Académie. Quinze jours après, j’aurais récité cette grammaire aussi bien que la théorie des soldats ; mais je n’étais pas plus avancé, car je n’y comprenais rien. J’aurais bien dit que le substantif est un nom, qu’un nom est un substantif. J’aurais dit aussi qu’un adjectif est un qualificatif, mais sans savoir ni comprendre ce que j’aurais dit. Ce qui m’embarrassait le plus, c’étaient les verbes : j’eusse, nous aimâmes, vous fûtes, que nous fissions, que vous reçussiez. Jamais je n’avais entendu parler comme ça. Je pensai que ça ne devait pas être du bon français et bientôt je laissai cette grammaire de côté.

Au 1er juillet, nous retournâmes au camp. Quelques-jours après, il vint à Lyon un prince ou un petit roi allemand. Castellane, pour faire voir à ce petit potentat comment ses soldats manœuvraient, avait ordonné une attaque générale de la garnison de Lyon contre le camp. Ce fut une véritable guerre, comme j’en ai vu faire plus tard en Afrique et au Mexique : infanterie, cavalerie, artillerie, nous passâmes au pas de course ou au galop à travers les fermes, les champs de blés mûrs, les légumes, dévastant et écrasant tout ; on se battait comme Russes et Turcs, en se tirant des coups de fusil dans le nez ; des luttes corps à corps et à l’arme blanche eurent lieu entre fantassins et cavaliers ;