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MÉMOIRES ET RÉFLEXIONS

SUR

CHRISTINE, REINE DE SUÈDE.

Descends du haut des cieux, auguste vérité,
Répands sur mes écrits ta force et ta clarté ;
Que l’oreille des rois s’accoutume à t’entendre.

Henriade, chant I.

La science de l’histoire, quand elle n’est pas éclairée par la philosophie, est la dernière des connaissances humaines. L’étude en serait plus intéressante, si on eut un peu plus écrit l’histoire des hommes, et un peu moins celle des princes, qui n’est dans sa plus grande partie que les fastes du vice ou de la faiblesse. C’est bien pis quand on y mêle une multitude de faits encore moins dignes d’être connus. Un homme d’esprit, très-peu versé dans l’histoire, se consolait de son ignorance, en considérant que ce qui se passe sous nos yeux serait l’histoire un jour. Il serait à souhaiter que tous les cent ans on fit un extrait des faits historiques réellement utiles, et qu’on brûlât le reste. Ce serait le moyen d’épargner à notre postérité l’inondation dont elle est menacée, si on continue d’abuser de l’imprimerie pour apprendre aux siècles futurs des choses dont on ne s’embarrasse guère dans les siècles où elles se passent. Je ne doute point qu’un désir si raisonnable ne soit pour bien des savans un crime de lèse-érudition, digne des injures et des anathèmes de tous les compilateurs ; mais j’appelle de ces anathèmes au jugement des sages. Eux seuls devraient être en droit de peindre les hommes comme de les gouverner. L’histoire et les hommes en vaudraient mieux.

Je n’ai pu m’empêcher de faire ces réflexions à la vue de deux gros volumes de mémoires sur Christine, reine de Suède, qu’on vient de publier en Hollande[1]. Si l’auteur de ces mémoires a

  1. L’auteur germanique des Mémoires de Christine, qu’on a pris la peine et la liberté d’abréger, a trouvé qu’on ne parlait pas assez respectueusement de sa compilation ; il a donc attaqué cet abrégé par une lettre en langue française et en style allemand, où, sous un monceau d’invectives, on a heureusement aperçu deux ou trois observations qui ont paru justes, et dont on a profité dans cette édition. On le remercie de ses critiques et de la modération qu’il a mise dans ses injures mêmes ; car il s’est interdit les termes de déiste, de matérialiste et d’athée, si libéralement et si éloquemment employés aujourd’hui par l’urbanité française.