Page:D’Alembert - Œuvres complètes, éd. Belin, II.djvu/137

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cidées, et sans que les hommes en soient meilleurs et plus heureux. Telle était entre autres celle du souverain bien, que Descartes faisait consister dans le bon usage de notre volonté, par la raison, disait —il, que les biens du corps et de la fortune, et même nos connaissances, ne dépendent pas de nous ; comme si le bon usage de notre volonté était moins soumis que le reste à l’Être tout-puissant. Cette solution, toute insuffisante qu’elle était, plut assez à Christine pour qu’elle souhaitât ardemment d’en voir l’auteur, comme un homme qu’elle croyait heureux, et dont elle enviait la condition. M. Chanut, ambassadeur de France en Suède, et ami du philosophe, fut chargé de cette négociation, dans laquelle il eut d’abord de la peine à réussir. La différence des climats était une des raisons principales qui détournait Descartes de ce voyage. Il écrivit à son ami : Qu’un homme né dans les jardins de la Touraine, et retiré dans une terre où il y avait moins de miel, à la vérité, mais peut-être plus de lait que dans la terre promise aux Israélistes, ne pouvait pas aisément se résoudre à la quitter pour aller vivre au pays des ours, entre des rochers et des glaces. Cette raison était très-suffisante pour un sage, à qui la santé ne pouvait être trop précieuse, parce que c’est un des biens qui ne dépendent point des autres hommes. Mais ne serait-il pas permis de croire que Descartes, ami de la solitude comme il l’était, et voulant chercher à son aise la vérité, redoutait un peu l’approche du trône ? Un prince a beau être philosophe, ou affecter de l’être, la royauté forme en lui un caractère ineffaçable, toujours à craindre pour ceux qui l’approchent et incommode pour la philosophie, quelque soin que le monarque prenne de la rassurer. Le sage respecte les princes, les estime quelquefois, et les fuit toujours[1]. Nous sommes l’un pour l’autre un assez grand théâtre, écrivait Descartes à un philosophe comme lui, qu’il exhortait à venir partager sa retraite, dans le temps où Christine voulait l’en faire sortir.

Cependant, comme l’amour même de la liberté ne résiste guère aux rois quand ils insistent, Descartes se rendit bientôt après à Stockholm, dans la résolution, ainsi qu’il le disait lui-même, de ne rien déguiser à cette princesse de ses sentimens, ou de s’en retourner philosopher dans sa solitude. On voit par ses lettres qu’il fut très-satisfait de l’accueil que lui fit la reine ; elle le dispensa de tous les assujétissemens des courtisans ; mais ce fut pour lui en imposer d’autres qui dérangèrent

  1. S’il y a des exceptions à cette règle, heureux le souverain pour qui elles sont faites ! Socrate, accuse par Anitus devant l’aréopage, se fût réfugié auprès de Marc-Aurèle, s’il eût vécu de son temps.