l’intérêt que doit inspirer à tout citoyen le malheur inévitable auquel ils sont sujet, celui de ne voir jamais les hommes que sous le masque, ces hommes qu’il leur est pourtant si essentiel de connaître. L’histoire au moins les leur montre en tableau, et sous la figure humaine ; et le portrait des pères leur crie de se défier des enfants.
C’est donc être le bienfaiteur des princes, et par contre-coup du genre humain qu’ils gouvernent, que de ne jamais perdre de vue en écrivant l’histoire, le respect superstitieux qu’on doit à la vérité. Qu’on ne doive jamais se permettre de l’altérer, cela ne vaut pas la peine d’être dit ; ajoutons qu’il est même très peu de cas où il soit permis de la taire. On reprochait à un de nos plus judicieux historiens, Fleury, d’avoir rapporté dans son Histoire Ecclésiastique certains faits peu édifiants dont les incrédules pouvaient abuser, les vexations exercées sous le masque de la religion par un fanatisme qu’elle désavoue, et surtout l’abus qu’on a fait tant de fois de la puissance spirituelle, pour soulever les peuples contre leurs souverains légitimes. Une vérité, répondait-il avec autant de candeur que de philosophie, ne saurait être opposée à une autre ; ces faits, malheureusement trop vrais, n’empêchent point que la religion ne le soit aussi. Ils prouvent même, pouvait-il ajouter, à quel point elle le doit être, puisqu’elle a résisté à une cause interne de destruction, plus redoutable pour elle que ses persécuteurs, au zèle ignorant, usurpateur et aveugle ; et que ses cruels ennemis n’ayant pu la détruire, ses amis dangereux n’ont pu la perdre.
Mais comment un historien, qui ne veut ni s’avilir ni se nuire, évitera-t-il tout à la fois, et le péril de dire la vérité quand elle offense, et la honte de la taire quand elle est utile ? Peut-être la seule réponse à cette question, est qu’un écrivain, à peine d’être convaincu ou tout au moins soupçonné de mensonge, ne devrait jamais donner au public l’histoire de son temps ; comme un journaliste ne devrait jamais parler des livres de son pays, s’il ne veut courir le risque de se déshonorer par ses éloges ou par ses satires. L’homme de lettre sage et éclairé, en respectant, comme il le doit, ceux que leur puissance ou leur crédit met à la portée de faire beaucoup de bien ou beaucoup de mal à leurs semblables, les juge et les apprécie dans le silence, sans fiel comme sans flatterie, tient, pour ainsi dire, registre de leurs vices et de leurs vertus, et conserve ce registre à la postérité, qui doit prononcer et faire justice. Un souverain qui, en montant sur le trône, défendrait, pour fermer la bouche aux flatteurs, qu’on publiât son histoire de son vivant, se couvrirait de gloire par cette défense ; il n’aurait à craindre, ni ce que la vérité oserait