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Page:D’Alembert - Œuvres complètes, éd. Belin, II.djvu/32

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Ajoutons, car il faut être juste, qu’aucune société religieuse, sans exception, ne peut se glorifier d’un aussi grand nombre d’hommes célèbres dans les sciences et dans les lettres. Les mendiants, même dans le temps de leur plus grand éclat, n’ont été en général que des scolastiques, les bénédictins que des compilateurs, les autres moines que des ignorants. Les Jésuites se sont exercés avec succès dans tous les genres, éloquence, histoire, antiquités, géométrie, littérature profonde et agréable ; il n’est presque aucune classe d’écrivains où elle ne compte des hommes du premier mérite ; elle a même eu jusqu’à de bons écrivains français, avantage dont aucun autre ordre ne peut se glorifier ; c’est que la société des gens du monde est nécessaire pour bien écrire dans sa langue, et que les Jésuites par la nature de leurs fonctions ont été plus répandus dans le monde que les autres.

On assure que le feu cardinal Passionei, qui détestait ces pères, en quoi il pouvait avoir de bonnes raisons, poussait la haine contre eux jusqu’au point de n’admettre dans sa belle et nombreuse bibliothèque aucun écrivain de la société ; j’en suis fâché pour la bibliothèque et pour le maître ; l’une y perdait beaucoup de bons livres ; et l’autre, si philosophe d’ailleurs à ce qu’on assure, ne l’était guère à cet égard. Ce qui doit consoler les Jésuites de son mépris, c’est que ce même cardinal, ennemi si juré de tous leurs ouvrages, avait eu le malheur d’accueillir et de louer les rapsodies de cet Abraham Chaumeix, dont le nom même est devenu ridicule, et qui est aujourd’hui remis à sa place, après avoir été cité et célébré comme un père de l’église, par des gens qui en sont un peu honteux[1].

La société doit à la forme de son institut, si décriée à d’autres égards, cette variété de talents qui la distinguent. Elle n’en rejette d’aucune espèce, et ne demande point d’autre condition pour être admis parmi ses membres, que de pouvoir être utile ; pour engager sa liberté, il faut payer partout, jusque chez les mendiants ; les Jésuites ne connaissent point ce vil intérêt, ils acquièrent avec plaisir et gratuitement tout sujet dont ils espèrent tirer parti, personne n’est inutile chez eux ; ceux dont ils attendent le moins, ils en font, selon leur propre expression, des missionnaires pour les villages, ou des martyrs pour les Indes. Ils n’ont pas même dédaigné de très grands seigneurs,

  1. On sait que ce père de l’Église était à Pétersbourg, où, pour avoir du pain, il écrivait des panégyriques ; une grande princesse qui faisait de ses éloges le même cas que de ses écrits. Il ne manquait plus à la honte de ceux qui l’ont mis en œuvre, que de le laisser, comme ils l’ont fait, dans la misère, et obligé d’aller mendier sa subsistance avec avilissement à six cents lieues.