Page:D’Alembert - Œuvres complètes, éd. Belin, II.djvu/44

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savait les Provinciales par cœur. Cet ouvrage a d’autant plus de mérite, que Pascal, en le composant, semble avoir deviné deux choses qui ne paraissent pas faites pour être devinées, la langue et la plaisanterie. La langue était bien loin d’être formée ; qu’on en juge par la plupart des ouvrages publiés dans ce même temps, et dont il est impossible de soutenir la lecture ; dans les Provinciales, il n’y a pas un seul mot qui ait vieilli, et ce livre, écrit il y a plus de cent ans, semble avoir été écrit d’hier. Une autre entreprise non moins difficile était de faire rire les gens d’esprit et les honnêtes gens à propos de la grâce suffisante, du pouvoir prochain et des décisions des casuistes ; sujets bien peu favorables à la plaisanterie, ou ce qui est pis encore, susceptibles de plaisanteries froides et monotones, capables tout au plus d’amuser des prêtres et des moines. Il fallait, pour éviter cet écueil, une finesse de tact d’autant plus grande, que Pascal vivait fort retiré, et éloigné du commerce du monde ; il n’a pu démêler que par la supériorité et la délicatesse de son esprit, le genre de plaisanterie qui pouvait seul être goûté des bons juges dans cette matière sèche et insipide. Il y a réussi au-delà de toute expression ; plusieurs de ses bons mots ont même fait proverbe dans la langue, et les Lettres provinciales seront éternellement regardées comme un modèle de goût et de style. Il est seulement à craindre que l’expulsion des Jésuites, diminuant l’intérêt qu’on prenait à ce livre, n’en rende la lecture moins piquante, et peut-être ne le fasse oublier un jour. C’est le sort que doit appréhender l’auteur le plus éloquent, s’il n’écrit pas des choses utiles à toutes les nations et à tous les siècles ; la durée d’un ouvrage, quelque mérite qu’il ait d’ailleurs, est presque nécessairement liée à celle de son objet. Les Pensées de Pascal, bien inférieures aux Provinciales, vivront peut-être plus longtemps, parce qu’il y a tout lieu de croire, quoi qu’en dise l’humble société, que le christianisme durera plus longtemps qu’elle.

Les Provinciales seraient peut-être plus assurées de l’immortalité qu’elles méritent à tant d’égards, si leur illustre auteur, cet esprit si élevé, si universel, et si peu fait pour prendre intérêt à des billevesées scolastiques, eût tourné également les deux partis en ridicule. La doctrine révoltante de Jansénius et de Saint-Cyran y prêtait pour le moins autant que la doctrine accommodante de Molina, de Tambourin et de Vasques. Tout ouvrage où on immole avec succès à la risée publique des fanatiques qui se déchirent, subsiste même encore quand les fanatiques ne sont plus. J’oserais prédire cet avantage au chapitre sur le jansénisme, qu’on lit avec tant de plaisir dans l’excellent Essai sur l’histoire générale, par le plus agréable de