Page:D’Alembert - Œuvres complètes, éd. Belin, II.djvu/49

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contre une proposition si évidente, qu’en la bornant à un sens détourné qu’elle ne présente pas, et en la jugeant, ce qui est ridicule en pareille matière, sur une prétendue intention de l’auteur en faveur des fanatiques excommuniés. Qui doute que les fanatiques ne puissent abuser de la vérité que cette proposition renferme, pour braver toute excommunication qu’ils croiront injuste. Mais l’abus qu’on peut faire d’une vérité est-il une raison pour la proscrire ? l’Écriture même serait-elle à l’abri d’une flétrissure fondée sur de pareils motifs ?

Néanmoins, malgré là réclamation des magistrats, la bulle fut enregistrée ; tout plia, de gré ou de force, sous le poids de l’autorité royale ; la fureur avec laquelle le P. Le Tellier, auteur de cette production ultramontaine, en persécuta les adversaires, fut poussée si loin, que les Jésuites mêmes, quoiqu’aguerris de longue main à la violence, étaient effrayés de la sienne, et disaient hautement : le P. Le Tellier nous mené si grand train qu’il nous versera. Ils ne croyaient peut-être pas dire si vrai. C’est cette bulle et la persécution dont elle a été cause, qui, au bout de cinquante ans, a porté aux Jésuites le coup mortel ; on va le voir par la suite de ce récit ; mais il n’est pas inutile de faire auparavant une observation sur la conduite et les projets du P. Le Tellier. Bien des gens croient que ce jésuite était un fripon, sans religion, qui faisait servir à sa haine ce nom respectable ; il y a beaucoup plus d’apparence que c’était un fanatique de bonne foi, qui, persuadé de la bonté de sa cause, se croyait tout permis pour assurer le triomphe de ce qu’il supposait être la saine doctrine. Dans le même temps qu’il persécutait les jansénistes, il déférait Fontenelle à Louis XIV comme un athée, pour avoir fait l’Histoire des Oracles. Fontenelle, l’élève des Jésuites, leur ami de tous les temps, ainsi que le grand Corneille son oncle, désapprouvant même la doctrine et la morale des jansénistes, autant qu’un philosophe peut désapprouver des opinions théologiques ; enfin, toujours sage et réservé sur la religion, dans ses discours comme dans ses écrits ; tel était l’homme que Le Tellier voulait perdre, en même temps qu’il cherchait à écraser Quesnel et ses partisans. Se fût-il conduit de la sorte, s’il n’eût été animé par un principe de persuasion ?

Heureusement pour le jansénisme et pour la philosophie, Louis XIV mourut. Le Tellier, chargé de l’exécration publique, fut exilé à la Flèche, où il finit bientôt sa vie, odieuse à toute la nation. Le duc d’Orléans, régent, en tout l’opposé de Louis XIV, ne voulait ni braver avec violence le cri public que la constitution Unigenitus avait excité, ni offenser durement le