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Page:D’Alembert - Œuvres complètes, éd. Belin, III.djvu/358

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ÉLOGE

embarrassée. Nous remarquerons, à l’occasion de ce dernier, qu’il fut dans la suite un triste exemple des égaremens dont les meilleurs esprits sont capables. Il préféra par choix et de bonne foi le métier d’enthousiaste et de prédicant qui le perdit, à la réputation de grand géomètre qu’il aurait pu facilement acquérir. Après avoir fait en mathématique des progrès considérables, il se crut destiné à de plus grandes choses, promit qu’il ressusciterait des morts, assembla toute l’Angleterre pour en être témoin, et ne tint point parole.

Bernoulli, effrayé des calculs de Fatio, se mit à chercher par une autre voie le solide de la moindre résistance, et ne fut pas long-temps à le trouver. Les grands géomètres connaissent cette espèce de paresse qui préfère la peine de découvrir une vérité à la contrainte peu agréable de la suivre dans l’ouvrage d’autrui ; en général ils se lisent peu les uns les autres, un coup d’œil jeté sur un ouvrage suffit aux maîtres pour le juger, et peut-être perdraient-ils à lire beaucoup : une tête pleine d’idées empruntées n’a plus de place pour les siennes propres, et trop de lecture peut étouffer le génie au lieu de l’aider. Si elle est plus nécessaire dans l’étude des belles-lettres que dans celle de la géométrie, la différence de leurs objets et des qualités qu’elles exigent, en est sans doute la cause. La géométrie ne veut que découvrir des vérités, souvent difficiles à atteindre, mais faciles à reconnaître dès qu’on les a saisies ; et elle ne demande pour cela qu’une justesse et une sagacité qui ne s’acquièrent point. Si elle n’arrive pas précisément à son but, elle le manque entièrement ; mais tout moyen lui est bon pour y arriver ; et chaque esprit a le sien, qu’il est-en droit de croire le meilleur : au contraire, le mérite principal de l’éloquence et de la poésie consiste à exprimer et à peindre ; et les talens naturels, absolument nécessaires pour y réussir, ont encore besoin d’être éclairés par l’étude réfléchie des excellens modèles, et, pour ainsi dire, guidés par l’expérience de tous les siècles. Quand on a lu une fois un problème de Newton, on a vu tout, ou l’on n’a rien vu, parce que la vérité s’y montre nue et sans réserve ; mais quand on a lu et relu une page de Virgile ou de Bossuet, il reste encore cent choses à voir. Un bel esprit qui ne lit point, n’a pas moins à craindre de passer pour un écrivain ridicule, qu’un géomètre qui lit trop, de n’être jamais que médiocre.

Pendant que Bernoulli soutenait contre son frère la dispute des isopérimètres, une querelle beaucoup plus sérieuse l’occupait. Il avait publié une dissertation, où il prouvait que les corps dans leur accroissement souffraient une déperdition continuelle de parties, successivement remplacées par d’autres. Un grand mé-