Page:D’Alembert - Œuvres complètes, éd. Belin, IV.djvu/13

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avec tant d’éloges ? Rien autre chose, sinon que la passion de l’étude, ainsi que toutes les autres, a ses instans d’humeur et de dégoût, comme ses momens de plaisir et d’enivrement ; que dans ce combat du plaisir et du dégoût, le plaisir est apparemment le plus fort, puisqu’en décriant les lettres on continue à s’y livrer ; et que les Muses sont pour ceux qu’elles favorisent une maîtresse aimable et capricieuse, dont on se plaint quelquefois, et à laquelle on revient toujours.

On a dans ces derniers temps attaqué la cause des lettres avec de la rhétorique, on l’a défendue avec des lieux communs : on ne pouvait, ce me semble, la plaider comme elle le mérite, qu’en la décomposant, en l’envisageant par toutes ses faces, en y appliquant en un mot la dialectique et l’analyse : par malheur la dialectique fatigue, les lieux communs ennuient, et la rhétorique ne prouve rien ; c’est le moyen que la question ne soit pas sitôt décidée. Le parti le plus raisonnable serait peut-être de comparer les sciences aux alimens qui, également nécessaires à tous les peuples et à tous les hommes, ne leur conviennent pourtant ni au même degré ni de la même manière. Mais cette vérité trop simple n’eût pas produit des livres.

Quoi qu’il en soit, ceux qui ont décrié la culture de l’esprit comme un grand mal, désiraient apparemment que leur zèle ne fût pas sans fruit, car ce serait perdre des paroles que de prêcher contre un abus qu’on n’espère pas de détruire : or, dans cette persuasion, je m’étonne qu’ils aient cru porter aux lettres la plus mortelle atteinte, en leur attribuant la dépravation des mœurs. Supposons pour un moment cette imputation aussi fondée qu’elle est injuste ; si les gens de lettres sont en effet coupables du désordre dont on les accuse, n’a-t-on pas dû s’attendre qu’ils en soutiendraient tranquillement le reproche ? La peinture du mal pourra-t-elle les trouver sensibles, lorsque le mal même les touche si peu ? Ils continueront à éclairer et à pervertir le genre humain. Mais si on avait, comme je le suppose, un désir sincère de les convertir en les effrayant, on pouvait, ce me semble, faire agir un intérêt plus puissant et plus sûr, celui de leur vanité et de leur amour-propre ; les représenter courant sans cesse après des chimères ou des chagrins ; leur montrer d’une part le néant des connaissances humaines, la futilité de quelques unes, l’incertitude de presque toutes ; de l’autre, la haine et l’envie poursuivant jusqu’au tombeau les écrivains célèbres, honorés après leur mort comme les premiers des hommes, et traités comme les derniers pendant leur vie ; Homère et Milton, pauvres et malheureux ; Aristote et Descartes, fuyant la persécution ; le Tasse, mourant sans avoir