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l’habitude, de l’inégalité des rangs. Si l’état dont nous jouissons parmi nos semblables nous met à portée de satisfaire sans aucun travail les besoins physiques et réels, les besoins factices et métaphysiques viennent s’offrir alors comme un aliment nécessaire à nos désirs, et par conséquent à notre existence. Or, de ces besoins imaginaires, souvent plus impérieux que les besoins naturels, le plus universel et le plus pressant est celui de dominer sur les autres, soit par la dépendance où ils sont de nous, soit par les lumières qu’ils en reçoivent. Chacun songeant donc également, et à se tirer de lui-même, et à faire désirer aux autres d’être à sa place, celui-ci aspire aux grandes richesses, celui-là aux grands honneurs ; un troisième espère trouver dans le sein de la méditation et de la retraite un bonheur plus facile et plus pur. Ainsi, tandis que la plus grande partie des hommes, condamnés aux sueurs et à la fatigue, envie l’oisiveté de ses semblables, et la reproche à la nature, ceux-ci se tourmentent par les passions, ou se dessèchent par l’étude, et l’ennui dévore le reste.

Pénétrons dans un de ces asiles, consacrés par le philosophe a la solitude et aux réflexions. Interrogeons-le au milieu de ses méditations et de ses livres ; sachons de lui s’il est heureux, et offrons-lui, s’il est possible, les moyens de l’être.

Vous voyez, me disait il n’y a pas long-temps un savant célèbre, cette bibliothèque immense que j’habite. Que de biens à la fois, ai-je dit en y entrant, comme cet animal affamé de la fable ! Que de moyens d’être heureux sans avoir besoin de personne ! J’ai passé mes plus belles années à épuiser cette vaste collection ; que m’a-t-elle appris ? L’histoire ne m’a offert qu’incertitude ; la physique que ténèbres ; la morale que vérités communes, ou paradoxes dangereux ; la métaphysique que vaines subtilités. Après trente ans d’étude, vous me demanderiez en vain pourquoi une pierre tombe, pourquoi je remue la main, pourquoi j’ai la faculté de penser et de sentir. Sans des lumières supérieures à la raison, qui ont servi plus d’une fois à consoler mon ignorance, aucun livre n’aurait pu m’apprendre ce que je suis, d’où je viens et où je dois aller ; et je dirais de moi-même, jeté comme au hasard dans cet univers, ce que le doge de Gênes disait de Versailles ; ce qui m’étonne le plus ici, c’est de m’y voir.

Rebuté des livres qui promettent l’instruction, et qui tiennent si mal ce qu’ils promettent, les ouvrages de pur agrément semblaient me préparer quelques ressources ; nouvelle erreur. Je n’ai trouvé dans la foule des orateurs que déclamations ; dans la multitude des poëtes, que pensées fausses ou communes,