Page:D’Alembert - Œuvres complètes, éd. Belin, IV.djvu/169

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le palais du tyran ; et l’on accusait encore Massa Bebius. Bientôt nous traînâmes de nos propres mains Helvidius en prison ; nous vîmes condamner Mauricus et Rusticus ; Sénécion nous couvrit de son sang innocent. Néron du moins détournait les yeux, et ordonnait les crimes sans les voir : la présence de Domitien était plus cruelle que les supplices même ; nos soupirs étaient comptés, et le visage du tyran, enflammé par le crime et inaccessible à la honte (184), rendait plus touchante la pâleur de tant de mourans. Heureux Agricola, et d’avoir vécu avec tant de gloire, et d’avoir fini si à propos ! Ceux qui ont reçu vos dernières paroles assurent que vous avez quitté la vie avec courage et sans regret, comme pour justifier ou absoudre le prince autant qu’il était en vous (185). A la perte cruelle que nous avons faite votre fille et moi[1], se joint la douleur de n’avoir pu adoucir votre maladie par notre présence et par nos soins, jouir de vos regards et de vos embrassemens. Nous eussions recueilli vos instructions et vos dernières volontés pour en conserver profondément le souvenir ; cette privation amère nous perce le cœur ; une longue et malheureuse absence nous avait fait perdre depuis quatre ans le meilleur de tous les pères. Vous avez reçu sans doute, par les soins d’une tendre épouse, tous les honneurs qui vous étaient dus : mais trop peu de larmes ont coulé sur votre tombeau, et vos yeux, en se fermant, ont cherché les nôtres (186).

S’il y a pour les mânes des gens de bien un lieu de retraite ; si leur âme, comme le pensent les sages, ne s’éteint pas avec le corps, jouissez du plus doux repos ; calmez notre douleur, et ranimez notre faiblesse en nous offrant l’image de vos vertus : ce n’est point en les pleurant que nous les louerons comme elles le méritent, c’est en les admirant et en tâchant de les imiter. Tel est l’hommage que vous doit notre tendresse. J’exhorte votre épouse et votre fille, à honorer la mémoire de leur époux et de leur père, en se rappelant toutes vos actions, toutes vos paroles, et à jouir de votre gloire et de votre âme plus encore que de votre image. Ce n’est pas que je désapprouve ces monumens d’airain ou de marbre ; mais les statues des héros s’altèrent et périssent comme leurs traits ; ceux de leur âme sont éternels, et peuvent être exprimés et conservés, non par un art et un modèle étranger, mais en retraçant leurs mœurs par les siennes. Tout ce que nous avons admiré d’Agricola, tout ce que nous en avons aimé, subsiste, et subsistera dans le cœur des hommes, dans l’éternité des temps, dans les annales de l’univers. Plusieurs anciens héros, inconnus et sans gloire, sont ensevelis dans l’oubli : Agricola, par son histoire, vivra dans la postérité.

  1. Agricola était beau-père de Tacite.