Page:D’Alembert - Œuvres complètes, éd. Belin, IV.djvu/91

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

réunion, elles en parussent plus redoutables ; il prétextait l’indiscipline des soldats dispersés ; qu’en les tenant ensemble on serait plus en force contre les accidens subits, et qu’on les contiendrait mieux dans des retranchemens loin de la corruption de Rome. Ce camp établi, il s’insinue peu à peu dans l’esprit des soldats, en les abordant et les nommant ; choisit lui-même les centurions et les tribuns, s’assure aussi du sénat en donnant des charges et des gouvernemens à ses créatures. Tibère l’en laissait maître, l’appelait non-seulement dans la conversation, mais devant le sénat et le peuple, le compagnon de ses travaux, et souffrait que les images de Séjan fussent saluées au théâtre, dans les places publiques et à la tête des légions.

Cependant le grand nombre des Césars, Drusus, dans la force de la jeunesse, ses enfans adultes, nuisaient aux vues du favori : il n’osait les faire périr tous à la fois ; des crimes cachés exigeaient des intervalles ; il préféra ce moyen, en commençant par Drusus qui venait d’irriter sa haine. Ce prince violent, et ne pouvant souffrir de rival, le menaça de la main dans une querelle ; et Séjan s’étant avancé, reçut un soufflet. Tout bien pesé, il met en œuvre Livie, femme de ce prince, sœur de Germanicus, et d’une beauté rare, que son enfance n’avait pas annoncée. Il feint d’en être amoureux, et la séduit ; engagée dans un premier crime, la perte de son honneur la rend facile sur le reste. Séjan la détermine à se défaire de Drusus, et à l’épouser pour régner avec lui. Ainsi la nièce d’Auguste, belle-fille de Tibère, ayant des enfans de Drusus, déshonorait par un vil adultère sa personne et sa naissance, sacrifiant ses avantages présens à des espérances incertaines et criminelles. Elle admit dans le secret Eudemon , son ami et son médecin, dont l’état autorisait l’assiduité ; et Séjan, pour s’assurer sa maîtresse, chassa sa femme Apicata dont il avait trois enfans. Mais l’énormité du forfait les faisait craindre, différer, et varier dans leurs projets.

Séjan, pour hâter le crime, employa un poison propre, par sa lenteur, à faire croire que Drusus était mort naturellement. Il fut donné par l’eunuque Lygdus, comme on le découvrit huit ans après. Tout le temps de sa maladie, Tibère ne montra point d’inquiétude, peut-être pour se donner un air de fermeté ; et le jour de la mort du prince, même avant ses funérailles , il vint au sénat. Les consuls s’étant assis, par forme de tristesse, sur les bas sièges, il les avertit de monter à leurs places ; pour consoler l’assemblée qui fondait en larmes, il étouffa ses soupirs, et dit sans s’interrompre : « Qu’on le blâmerait peut-être de se présenter au sénat dans ces premiers nioniens de douleur ou tant