Page:D’Alembert - Œuvres complètes, éd. Belin, V.djvu/139

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Paris, 4 octobre 1764.


Vous ne voulez donc pas absolument, mon cher maître, être l’auteur de cette abomination alphabétique qui court le monde au grand scandale des Garasses de notre siècle ? Vous avez assurément bien raison de ne vouloir pas être soupçonné de cette production d’enfer ; et je ne vois pas d’ailleurs sur quel fondement ou pourrait vous l’imputer. Il est évident, comme vous dites que l’ouvrage est de différentes mains ; pour moi, j’y en ai reconnu au moins quatre, celle de Belzébulh, d’Astaroth, de Lucifer et d’Asmodée ; car le docteur angélique, dans son Traité des anges et des diables, a très bien prouvé que ce sont quatre personnes différentes, et qu’Asmodée n’est pas consubstantiel à Belzébuth et aux autres. Après tout, puisqu’il faut bien trois pauvres chrétiens pour faire le Journal chrétien (car ils sont tout autant à cette édifiante besogne), je ne vois pas pourquoi il faudrait moins de trois ou quatre pauvres diables pour faire un dictionnaire diabolique. Il n’y a pas jusqu’à l’imprimeur qui ne soit aussi un pauvre diable ; car assurément il n’a su ce qu’il faisait, tant l’ouvrage est misérablement imprimé. Soyez donc tranquille, mon cher et illustre confrère, et surtout n’allez pas faire comme Léonard de Pourceaugnac, qui crie : Ce n’est pas moi, avant qu’on songe à l’accuser. Il me paraît d’ailleurs que l’auteur, quel qu’il soit, n’a rien à craindre ; les pédants à petit rabat n’ont pas le haut du pavé, les pédants à grand rabat sont allés planter leurs choux. L’ouvrage, quoique peu commun passe de main en main sans bruit et sans scandale ; on le lit, on a du plaisir, et on fait le signe de la croix pour empêcher que le plaisir ne soit trop grand, et tout se passe fort en douceur. Il y a pourtant une femme (la marquise du Deffant) de par le monde qui, se trouvant offensée de ce que l’auteur ne lui a pas envoyé cet ouvrage, assure que c’est un chiffon posthume de Fontenelle parce que l’auteur, en parlant de l’amour, dit (avec beaucoup de justesse selon moi) que c’est l’étoffe de la nature que l’imagination a brodée. Pour moi, je trouverais cette phrase très bien quand même l’abbé Trublet serait de mon avis. Je ne vous nomme point cette femme ; mais vous la connaissez de reste et vous êtes, après Fréron, la personne qu’elle estime le plus. Les lettres que vous avez la bonté de lui écrire ne l’empêchent pas de prendre grand plaisir à celles de l’Année littéraire, dont elle goûte fort les gentillesses qui, à la vérité, ne sont pas du Fontenelle. Ah, mon cher maître, que les lettres et la philosophie ont d’ennemis ! les ennemis publics et découverts ne sont rien, ceux-