Page:D’Alembert - Œuvres complètes, éd. Belin, V.djvu/19

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

avouer, à ma honte, que je ne m’apercevais guères de ses succès. En vérité, me disait-elle un jour, vous m’avez donné bien de la peine. Il ne tiendrait qu’à moi, lui répondis-je, de vous en donner bien encore. Elle rit un moment de cet aveu, comme je riais quelquefois moi-même avec elle des naïvetés qui, de temps en temps, lui échappaient ; car elle avait jusqu’à ce mérite. Un de ses amis s’obstinait, malgré ses représentations, à habiter une campagne qu’elle trouvait très malsaine. C’est ce qu’il ne croit pas, lui répondis-je ; il est au contraire persuadé que l’air y est très salubre. Voilà, dit-elle, comme on est toujours, quand on aime le lieu qu’on habite ; on croit y respirer le meilleur air du monde, et on ne sait pas qu’il n’y a point de meilleur air que celui de Paris. Vous devez, lui dis-je, en être d’autant plus sûre, que vous n’en avez jamais respiré d’autre. Alors elle se mit à plaisanter elle-même de l’éloge qu’elle venait de donner à son air natal. Vous voyez, me dit-elle, combien j’ai raison de dire que c’est la folie de tout le monde ; je viens moi-même d’en être la preuve.

Un philosophe de ses amis, arrivant de Pétersbourg, lui parlait avec les plus grands éloges de l’illustre souveraine qui gouverne ce grand Empire. Vous ne sauriez croire, lui disait-il, à quel point je reviens enchanté de sa conversation et de sa personne. Je le crois bien, répondit-elle, elle était devant son peintre.

On parlait, en sa présence, d’un auteur connu qu’on appelait un homme d’esprit, quoiqu’il passât pour avoir fait bien plus d’usage de l’esprit des autres que du sien. Dites, répondit-elle, pour le bien apprécier, que c’est une bête frottée d’esprit. Des juges délicats, tels qu’il y en a tant aujourd’hui, trouveront peut-être cette expression plus énergique que noble ; mais ce qui eût été ignoble dans la bouche d’un autre, cessait de l’être dans la sienne. Si elle employait quelquefois, sans scrupule, des expressions familières, populaires même, que la soi-disant bonne compagnie se serait refusées avec dédain, elle n’en faisait jamais usage qu’en les relevant par le grand sens qu’elles renfermaient ; et de triviales qu’elles auraient été dans toute autre circonstance, elles devenaient dans sa conversation tout à la fois originales, piquantes et philosophiques.

Cette philosophie qui dirigeait toutes ses actions et qui éclatait souvent dans ses discours, s’exprimait chez elle d’une manière tantôt plaisante, tantôt profonde. Un homme qu’elle connaissait pour un menteur infatigable, raconta en sa présence un fait dont elle nia la vérité, ne doutant pas qu’il ne fît, à son ordinaire, un nouveau mensonge. Vous vous pressez trop, lui