Page:D’Alembert - Œuvres complètes, éd. Belin, V.djvu/20

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dit quelqu’un, de nier ce fait ; car, par malheur, il est vrai. S’il est vrai, répondit-elle, pourquoi monsieur le dit-il ? Le menteur véridique n’attendit pas, comme on le peut croire, la fin de la conversation ; et lorsqu’il fut sorti, elle ajouta : Quand un homme ment toujours, c’est à peu près comme s’il disait toujours vrai ; on n’a qu’à s’arranger pour croire toujours le contraire de ce qu’il avance. Mais s’il s’avise de dire vrai quelquefois, que voulez-vous qu’on en fasse dans la société ? comment vivre et converser avec quelqu’un à qui on ne peut dire ni oui ni non ?

La raison saine et éclairée qui rendait sa conversation si intéressante, se manifesta même dans ses derniers moments. Elle ne parlait presque plus, et semblait ne respirer que pour souffrir, quoiqu’elle souffrît sans se plaindre. On conversait autour d’elle pour la distraire, et l’on s’entretenait des différents moyens que les gouvernements peuvent employer pour rendre les peuples heureux. Plusieurs des assistants étalaient sur cela les lieux communs ordinaires. Ajoutez-y, dit-elle, le soin de procurer des plaisirs, chose dont on ne s’occupe pas assez. Platon bien portant lui aurait envié l’honneur d’une si sage maxime, et c’est une des dernières paroles qu’elle a prononcées dans sa longue et douloureuse agonie.

Ce triste mot d’agonie me rappelle bien cruellement, mon cher ami, les funestes circonstances qui m’ont privé de lui donner jusqu’à la fin des preuves de ma reconnaissance et de ma tendresse. En vain cette femme mourante, qui m’aimait et me désirait, laissait échapper quelquefois des plaintes de m’avoir perdu ; si quelqu’un disait un mot de moi, un domestique s’approchait aussitôt, en le priant de ne pas prononcer mon nom. Mais, quoique madame Geoffrin regrettât les consolations qu’on lui arrachait, elle se résignait avec patience à cette privation. Un ami lui témoignait combien il était touché de son état : Je ne suis pas, lui répondit-elle, aussi à plaindre que vous le pensez ; on s’accoutume à tout, même à cela, en montrant les importuns, même très proches, qui l’entouraient et la fatiguaient.

La seule chose qui m’ait été permise, parce que personne ne pouvait l’empêcher, c’est la triste consolation de lui rendre les honneurs funèbres. En suivant son lugubre convoi, où, pour le dire en passant, j’étais presque seul avec les deux hommes de lettres qui ont comme moi célébré sa mémoire[1], j’adressais à ses mânes ce passage de Tacite, que je me plais à répéter, tant les regrets de ce sage écrivain, sur la mort de son vertueux beau-père,

  1. MM. Thomas et Morellet.