Page:D’Alembert - Œuvres complètes, éd. Belin, V.djvu/206

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maître Aliboron, qui même lui doit encore beaucoup d’argent.

Nous attendons de belles fêtes qui seront, à ce qu’on dit, magnifiques ; en attendant, nous n’avons pas le sol ou le sou ; nous danserons bien, et nous rirons tant bien que mal, mais nous mourrons de faim. Quant à moi, j’ai toujours assez peu d’envie de rire, attendu mon imbécillité qui continue ; mais cette imbécillité ne m’empêchera pas de vous chérir et de vous honorer comme je le dois.


Paris, 30 mai 1770.


Cest M. Pigal qui vous remettra lui-même cette lettre, mon cher et illustre maître. Vous savez déjà pourquoi il vient à Ferney, et vous le recevrez comme Virgile aurait reçu Phidias, si Phidias avait vécu du temps de Virgile, et qu’il eût été envoyé par les Romains pour leur conserver les traits du plus illustre de leurs compatriotes. Avec quel tendre respect la postérité n’aurait-elle pas vu un pareil monument, s’il avait pu exister ! elle aura, mon cher et illustre maître, le même sentiment pour le vôtre. Vous avez beau dire que vous n’avez plus de visage à offrir à M. Pigal ; le génie, tant qu’il respire, a toujours un visage que le génie, son confrère, sait bien trouver ; et M. Pigal prendra, dans les deux escarboucles dont la nature vous a fait des yeux, le feu dont il animera ceux de votre statue. Je ne saurais vous dire, mon cher et respectable confrère, combien M. Pigal est flatté du choix qui a été fait de lui pour ériger ce monument à votre gloire, à la sienne et à celle de la nation française ; ce sentiment seul le rend aussi digne de votre amitié, qu’il l’est déjà de votre estime. C’est le plus célèbre de nos artistes qui vient, avec enthousiasme, pour transmettre aux siècles futurs la physionomie et l’âme de l’homme le plus célèbre de notre siècle ; et, ce qui doit encore plus toucher votre cœur, qui vient, de la part de vos admirateurs et de vos amis, pour éterniser sur le marbre leur attachement et leur admiration pour vous. Avec tant de titres pour être bien reçu, M. Pigal n’a pas besoin de recommandation ; cependant il a désiré que je lui donnasse pour vous une lettre dont il est si fort en droit de se passer ; mais ce désir même est une preuve de sa modestie, et par conséquent un nouveau titre pour lui auprès de vous. Adieu, mon cher et illustre et ancien ami ; renvoyez-nous M. Pigal le plus tôt que vous pourrez, car nous sommes pressés de jouir de son ouvrage. Je ne vous dis rien de moi, sinon que je suis toujours imbécile ; mais cet imbécile vous aimera, vous respectera et vous admirera, tant qu’il lui restera quelque faible étincelle