Page:D’Alembert - Œuvres complètes, éd. Belin, V.djvu/233

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page contient apparemment les conseils dont vous m’avez parlé dans une autre lettre ; mais je vous répondrai, mon cher maître, par un proverbe bien trivial, mais bien vrai, qu’à laver la tête d’un mort, ou d’un Maure, on y perd sa peine. Ce que je puis vous assurer, c’est que l’Histoire de l’Académie, qui ne vaudra pas les Lois de Minos, ne sera pas dédiée à votre Alcibiade ou à votre Childebrand, comme vous voudrez l’appeler. Je lui pardonnerais, s’il vous payait ou vous obligeait ; mais j’entends dire qu’il ne fait ni l’un ni l’autre.

Je serai fort aise de voir les deux lettres de l’impératrice de Russie sur les deux puissances ; quoiqu’à vous dire le vrai, je me défie d’une lettre sur les deux puissances, écrite par l’une des deux. Chacune veut, comme l’on dit encore, car je suis en train de citer des maximes triviales, tirer toute la couverture à soi. L’intérêt de l’humanité demanderait, à la vérité, que la puissance spirituelle fût mise nue comme la main ; mais il demanderait aussi que la puissance temporelle ne fût qu’honnêtement vêtue, et non pas affublée de couvertures.

À propos de Catau, je n’ai point de réponse à ma dernière lettre ; je n’en suis pas trop surpris, car les circonstances ne sont pas trop favorables pour obtenir ce que je demande. Vous devriez bien lui représenter quel service elle rendrait à la philosophie et aux lettres, en ayant égard à mon humble requête. Que dites-vous de tout ce qui se passe dans le nord ? Ne croyez-vous pas que la guerre va s’allumer de plus belle ? et ne trouvez-vous pas étrange que trois ou quatre êtres, au fond du Nord, décident du malheur de cinquante ou soixante millions d’hommes qui veulent bien le souffrir ? Ce phénomène-là est plus difficile à expliquer que la pesanteur ou le magnétisme.

Vous avez bien raison sur le pauvre La Harpe. Il y a bien longtemps que je lui ai rendu justice pour la première fois, et je suis indigné comme vous des persécutions et des injustices qu’il éprouve ; mais la littérature est dans la plus déplorable situation où elle ait jamais été. Je ne saurais y penser sans fiel, et presque sans fureur. Je vous le répète, mon cher maître, il ne me restera de courage que tant que vous vivrez. Vivez donc longtemps, et aimez-moi comme je vous aime.

Bertrand.


Paris, 20 avril 1773.


Mon cher et ancien ami, mon cher maître, mon cher confrère, si je ne vous ai point écrit depuis quelques semaines, ce n’est pas faute d’avoir été occupé de vous ; c’est au contraire parce