Page:D’Alembert - Œuvres complètes, éd. Belin, V.djvu/236

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min. M. le chevalier de Magallon, qui est ici chargé des affaires d’Espagne, m’a mandé, en m’envoyant la souscription de M. le duc d’Albe, que cet amateur éclairé des lettres et de la philosophie me priait d’être auprès de vous l’interprète de tous ses sentiments. Vous ne feriez pas mal, mon cher maître, d’écrire un mot de remerciement à M. le duc d’Albe, à Madrid. Vous pourriez lui parler, dans votre réponse, d’une traduction espagnole de Salluste, faite par l’infant don Gabriel, que peut-être l’infant vous aura déjà envoyée, et qui est, à ce que disent les Espagnols, très bien écrite. On dit ce jeune prince fort instruit et passionné pour les lettres. Elles ont grand besoin de trouver quelques princes qui les aiment ; il s’en faut bien que tous pensent ainsi.

Votre Childebrand (car je ne puis me résoudre à lui donner un autre nom) n’en agit pas à votre égard comme M. le duc d’Albe, qui aurait mieux mérité que lui la dédicace des Lois de Minos. Il a demandé à Lekain (le fait n’est que trop vrai, et M. d’Argental pourra vous l’assurer, si vous en doutez) une liste de douze tragédies, pour être jouées aux fêtes de la cour et à Fontainebleau. Lekain lui a porté cette liste, dans laquelle il avait mis, comme de raison, quatre ou cinq de vos pièces, entre autres Rome sauvée et Oreste. Childebrand les a effacées toutes, à l’exception de l’Orphelin de la Chine, qu’il a eu la bonté de conserver : mais devinez ce qu’il a mis à la place de Rome sauvée et d’Oreste ; Catilina et Électre de Crébillon. Je vous laisse, mon cher maître, faire vos réflexions sur ce sujet, et je vous invite à dédier à cet amateur des lettres votre première tragédie. Vous voyez qu’il a bien profité des leçons que vous lui avez données. Vous pourrez au moins lui faire vos remerciements du zèle qu’il témoigne pour vous servir.

En vérité, mon cher maître, je suis navré que vous soyez dupe à ce point, et que vous le soyez d’un homme si vil. Si vous cherchez de l’appui à la cour, vous avez cent personnes à choisir, dont la moindre aura plus de crédit et de considération que lui. Vous vous dégoûteriez de votre confiance, si vous pouviez voir à quel point il est méprisé, même de ses valets. C’est pour l’acquit de ma conscience, et par un effet de mon tendre attachement pour vous, que je crois devoir vous instruire de ce qui vous intéresse, agréable ou fâcheux, car interest cognosci malos. Plus je relis l’extrait que vous m’avez envoyé de la lettre de Pétersbourg, plus j’en suis affligé. Il était si facile à cette personne de faire une réponse honnête, satisfaisante, et flatteuse pour la philosophie, sans se compromettre en aucune manière, et sans accorder ce qu’on lui demandait, comme j’imagine aisément que les circonstances peuvent l’en empêcher. Je vous aurais,