Page:D’Alembert - Œuvres complètes, éd. Belin, V.djvu/92

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

son ancien métier de jésuite ; qu’on l’a surpris quatre fois s’amusant tout seul, pour donner, disait-il, du soulagement à son corps. Notez qu’il a soixante et treize ans ; cela serait en vérité fort beau à cet âge-là ; mais je crois que les jansénistes n’en parlent que par envie.

Laissons brûler Malagrida, et venons à Corneille qui, selon vous et selon moi, n’est pas si chaud. Si c’est moi qui ai écrit qu’on s’intéresse à Auguste, je n’ai écrit en cela que l’avis de l’Académie, et point du tout le mien ; je ne crois ni avec elle qu’on s’intéresse à Auguste, ni avec vous qu’on s’intéresse à Cinna ; je crois qu’on ne s’intéresse à personne, qu’on ne se soucie pas plus d’Auguste, d’Émilie et de Cinna, que de Maxime et d’Euphorbe, et que cet ouvrage est meilleur à lire qu’à voir jouer. Aussi n’y va-t-il personne.

Oui, en vérité, mon cher maître, notre théâtre est à la glace. Il n’y a, dans la plupart de nos tragédies, ni vérité, ni chaleur, ni action, ni dialogue. Donnez-nous vite votre œuvre de six jours, mais ne faites pas comme Dieu, et ne vous reposez pas le septième. Ce n’est point un plat compliment que je prétends vous faire ; mais je ne vous dis que ce que j’ai déjà dit cent fois à d’autres : vos pièces seules ont du mouvement et de l’intérêt ; et, ce qui vaut bien cela, de la philosophie, non pas de la philosophie froide et parlière, mais de la philosophie en action. Je ne vous demande plus d’échafauds ; je sais et je respecte toute la répugnance que vous y avez, quoique depuis Malagrida les échafauds aient leur mérite ; mais je vous demande de nous faire voir, ce qui ne tient qu’à vous, qu’en fait de tragédies nous ne sommes encore que des enfants bien élevés, et les autres peuples de vieux enfants. Votre réputation vous permet de risquer tout ; vous êtes à cent lieues de l’envie ; osez, et nous pleurerons, et nous frémirons, et nous dirons : Voilà la tragédie, voilà la nature : Corneille disserte, Racine converse, et vous nous remuerez.

À propos, vraiment, j’oubliais de vous remercier de la mention honorable que vous avez faite de moi dans votre lettre à l’abbé d’Olivet, telle que vous l’avez envoyée au Journal encyclopédique ; car il est bon de vous dire que mon nom ni celui de Duclos ne se trouvent point dans l’imprimé de Paris, malgré ce que vous aviez recommandé à ce sujet, comme je le sais de science certaine ; c’est votre ancien instituteur, Josephus Olivetus, qui a fait, en tout bien et tout honneur, cette petite suppression dont j’aurai le plaisir de le remercier à la première occasion favorable, mais toujours en riant, parce que cela est bon pour la santé.