Page:D’Haussonville - Souvenirs et mélanges.djvu/41

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

mitons et garçons, tout le personnel de l’établissement était recruté parmi la colonie des émigrés. Mon père m’a raconté qu’un membre de la famille de Larochefoucauld avait été réduit à y revêtir le tablier de service et à s’armer d’une serviette pour porter les plats aux clients. Des scènes étranges se passaient souvent dans ce lieu de commun rendez-vous où les querelles n’étaient pas rares, où plus d’un nouveau débarqué venait faire étalage de ses travers particuliers ou des ridicules de sa province. Les Gascons foisonnaient à Londres. Ils faisaient la joie de leurs compagnons d’infortune qui ne se gênaient pas pour en faire mille plaisanteries. Une caricature due au crayon d’un émigré et qui fit beaucoup rire à cette époque, représentait un Gascon pataugeant dans les boues de la Hollande accablé sous le poids de son bagage et traînant une longue rapière. L’exergue portait : « Jé mé souis émigré pour remettre le roi sur son trone, é jé l’y rémettrai ma, qu’il s’y tienne bien, car si jamais jé mé rémigre ! » Dans ce restaurant français, tandis qu’on apercevait dans quelques coins obscurs des gentilshommes encore bien mis, qui cherchaient à donner le change sur leur pauvreté, on en rencontrait d’autres qui déguenillés à dessein faisaient au contraire parade de leur misère. Mon père se rappelait y avoir vu entrer un jour deux beaux jeunes hommes qu’un restant d’uniforme faisait aisément reconnaître pour d’anciens gardes du corps. Après avoir