Page:D’Haussonville - Souvenirs et mélanges.djvu/42

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un peu bousculé tout le monde pour s’installer à la table la plus en évidence, l’un d’eux se mit a crier d’une voix de stentor au garçon qui était à l’autre bout de la salle : « Garçon ! combien la portion de haricots ? » – Deux sous, monsieur. » Puis, après une inspection prolongée de la carte des prix, et d’une voix plus retentissante encore : « Garçon ! apportez-nous une demi-portion. »

Les Anglais, ceux surtout qui n’avaient jamais mis les pieds sur le continent, et c’était alors la très-grande majorité, avaient peine à rien comprendre aux façons d’agir et à la tournure d’esprit de ces hôtes qui étaient venus, en si grand nombre, chercher un asile de l’autre côté de la Manche. Le caractère français avec ses disparates demeurait pour eux une énigme indéchiffrable. Ils rendaient justice au courage avec lequel les émigrés supportaient l’exil et ses cruelles souffrances. Ce qui les étonnait prodigieusement, c’était la parfaite insouciance, la véritable bonne humeur, souvent la gaieté avec laquelle quelques-uns d’entre eux, tombés de si haut, réduits si bas, prenaient eux-mêmes leurs terribles épreuves. La vérité est que, Dieu aidant, par suite de l’élasticité propre à la race gauloise, et grâce à la surexcitation que la lutte contre l’adversité provoque chez les natures heureusement douées, beaucoup de ces infortunés sur le sort desquels la société anglaise était disposée à s’apitoyer avec une gravité solennelle lui donnaient, au contraire, l’exemple