Page:Dabit – Refuges, paru dans Esprit, 1936.djvu/3

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matériels. Quand on cherche à s’enfuir de cette terre, à créer, à construire, il y a toujours un moment où l’on retombe, brisé, puisqu’il est à peu près impossible de se délivrer des hommes et de leur civilisation. Il faut donc s’accommoder de ce régime, accepter aussi les duretés de cette capitale, et nulle part ailleurs qu’au bistrot, une acceptation n’est possible. On s’y trouve comme dans une île. Après une traversée tumultueuse. Quelle île ! On y rencontre des hommes qui fuient également leurs maîtres et leurs familles et avec eux on fabrique un monde meilleur. Dans la rue, c’est encore l’existence qu’on vient de lâcher, les voitures roulent, des gens se hâtent. Affalé sur la banquette de molesquine ou sur la chaise à clous dorés, les bras posés sur le marbre graisseux d’une table ou la main serrant le verre à apéritif, vous voilà délivré du monde. Lieux de délices où les conventions, les lois, le bien, le mal, ne viennent pas vous trouver. Même, ne prend-on pas soin de vous charmer ? Des liqueurs s’en chargent. Mais depuis quelques années ne jouit-on pas aussi de la musique ? Ces voix qui rappellent celles des oiseaux, le vent ; ces airs de danses qui évoquent la femme et créent le désir. Et, au delà de ces harmonies, il y a celles des voix d’hommes, un brouhaha, une rumeur, un bourdonnement qui est comme celui de belles pensées dans votre tête. Chaque café est une création de ses habitués tout autant que du propriétaire, à l’image de leurs passions et de leurs désirs. Impossible d’aller contre cette attirance. S’il ne s’agissait que de boissons, sans doute les œuvres philanthropiques, les mères, les livres à tendance moralisatrice, auraient-ils vaincu. Mais on rencontre un vieux besoin qu’a l’homme de merveilleux, ce désir de ne plus ressembler à lui-même et d’être une légende, un amoureux ou un dieu.

Entre ces murs, parfois crasseux, parfois décorés, souvent ornés de glaces qui entretiennent un état d’illusion, dans cette lumière qui imite le soleil, devant ces flacons qui étincellent comme des diamants, sans peine, ne se croit-on pas loin du monde ? C’est une zone enchantée, le paradis sur la terre. Et qui ne veut y entrer quand on a connu la prison ou l’enfer toute la journée. Voilà pourquoi, tous