les dix pas, à chaque carrefour, il y a un bistrot. Mais à Belleville, moins qu’ailleurs, ce sont lieux de débauche. Des refuges, des îles, simplement. Bien qu’on s’y sache admis en échange de ce sale argent, que le patron n’en veuille vraiment qu’à vos sous, une fois admise et oubliée cette rage qu’ont vos semblables à faire fortune sur votre dos, hop, un plongeon dans l’eau transparente qui conduit vers le pays de rêve, avec des remous quelquefois, puisqu’il arrive parfois une bagarre, une dispute violente. Mais enfin, on est sur le vrai chemin, et l’heure de la soupe, celle du sommeil, peuvent sonner, on ne les entend point. On vole, on flotte, on a quitté terre. Jusqu’au moment fatal aux songes, hélas, où le patron crie : « On va fermer ». Alors il faut se lever, retrouver son corps, et le retrouvant le sentir lourd comme du plomb, et usé, et las. Après avoir tourné dans un cercle de lumière, s’enfoncer dans la nuit, se heurter contre les murs, rencontrer à chaque pas les signes de sa servitude. Voilà pourquoi on titube, on marmonne, on menace, parce qu’on a été tiré de son bonheur et qu’avant de le retrouver une journée, une longue journée s’écoulera. « C’est un homme saoul » entend-on. Ah ! grisé de quelles boissons ! Et du reste, on n’a pas toujours cette démarche ; la porte franchie, l’enchantement cesse ; on reprend ses gestes, ses pensées, ses soucis, on retrouve son état d’homme pauvre et d’ouvrier, on ne surprend personne, on retombe dans son trou, à son poste. C’est alors qu’on vous trouve digne du nom d’homme.
Pour les malheureux, il y a quelques trente ans, n’existaient que des assommoirs, et des théâtres de quartiers où l’on jouait le mélodrame. Cet âge d’or qui est nôtre fournit d’autres ressources. Je songe au cinéma. Voilà encore un paradis, une entreprise d’avilissement, et d’illusions. Comme le bistrot et le journal, tout autant que le sommeil et l’amour, le ciné fait partie de votre existence. Tout au long de la rue de Belleville, les salles s’alignent ; et d’autres, dans de petites rues, sur des places, sur des boulevards, le soir venu jettent leurs feux, et font retentir les appels aigres de leurs sonneries. Tous ont des noms féeriques, poétiques, prometteurs ; tous exposent des affiches alléchantes. Tous