Page:Dabit – Refuges, paru dans Esprit, 1936.djvu/7

La bibliothèque libre.
Cette page a été validée par deux contributeurs.

chaque soir, ils n’auraient pris pareillement conscience de leur malheur. Nous voici unis devant la souffrance et la mort. Unis. Mais, hélas, presque sans chefs et sans armes.

Tous ne sombrent pas dans ce désespoir. D’abord, il y a les jeunes gens qui ne viennent au cinéma que pour serrer de plus près la réalité, avoir près d’eux une femme qu’ils embrassent, chatouillent, tripotent. Et ces couples, que leur importe le désordre du monde, que leur importe l’écran. Ils ont, pour s’échapper, leurs désirs. Ils n’ont aucun besoin de demander à la vie d’autres preuves de bonheur que celles qu’ils possèdent déjà : des lèvres sur leurs lèvres, un sein dans leurs mains. Le bonheur est là, prêt à être saisi, on n’a plus le temps d’attendre ni de croire à l’honneur ou à la vertu quand on ignore si l’on vivra demain.

Il y a une autre espèce d’êtres que les amants qui ne fréquente pas le cinéma, mais le théâtre. On ne trouve plus qu’une seule salle à Belleville où se réfugient les amateurs de beau spectacle, de vieilles gens pour la plupart qui, en écoutant les « Deux Gosses », la « Porteuse de Pain », la « Tour de Nesles », retrouvent leurs enfances et les traditions d’un temps mort.

Ce théâtre de Belleville fut ouvert en 1828 par un acteur du Vaudeville, Seveste, qui, ses renseignements ayant permis de retrouver les ossements de Louis XV, obtint pour lui et ses descendants le droit de l’exploiter. Il se dresse au fond d’une cour, avec une façade élégante et sévère, explique un vieux programme. Mais des aménagements qu’il vante, des fauteuils luxueux, des dorures, il ne subsiste qu’un souvenir. Les couloirs sont tristes et poussiéreux, les escaliers vides, et des gosses les dégringolent bruyamment ; c’est le silence et l’abandon d’une salle de province. Cependant, des affiches décolorées annoncent : « Immense Succès ». Mais devant le guichet, on ne se bouscule point comme au cinéma, et malgré les prix : de 1 à 6 francs, les promesses ! Le beau temps du théâtre est passé, alors qu’il n’existait pas le sport, ni le ciné. Les acteurs ne jouent que trois fois la semaine et jamais devant une salle pleine. Ici, je retrouve tout le vieux Belleville, des femmes qui ressemblent à ma tante ou à ma mère, des concierges, des êtres qui n’ont plus