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L’ENFER

parlé ; tu y verras les ombres plaintives qui ont perdu la connaissance de la béatitude. » En même temps mon guide me prit par la main d’un air riant, qui me rendit mon courage, et il m’introduisit dans les mystères de l’abîme.

Là, des soupirs, des plaintes, des gémissements profonds se répandaient sous un ciel qui n’est éclairé d’aucune étoile. Un premier mouvement de pitié m’arracha des larmes. Mille langages divers, des cris de désespoir et de rage, d’affreux hurlements, des voix rauques ou retentissantes, accompagnés du choc tumultueux des mains, produisaient un bruit impétueux dont ce brouillard perpétuel est agité, comme le sable est soulevé par le vent de la tempête. Et moi qui avais la tête ceinte d’un voile d’incertitude et d’erreur, je m’écriai : « Ô mon maître ! qu’entends-je ? quel est ce peuple d’infortunés vaincus par la douleur ? — Voilà, me répondit-il, quel est le sort des âmes malheureuses de ceux qui vécurent sans vice et sans vertu. Elles sont confondues avec les anges indignes qui, dans leur égoïsme, ne furent ni fidèles ni rebelles à Dieu. Ces âmes que le ciel chassa pour ne rien perdre de sa pureté, ne sont pas précipitées dans les gouffres infernaux, parce que les coupables qui les habitent pourraient tirer vanité d’une telle compagnie. — Ô maître ! dis-je ensuite, quelle est la douleur cuisante qui leur fait jeter de tels cris ? » Il me répondit : « Tu vas l’apprendre en peu de mots. Ces esprits n’ont pas l’espoir de la mort, et leur destinée obscure est si avilie, qu’ils sont envieux même d’un sort plus terrible. Le monde n’a gardé aucun souvenir de leur existence ; la miséricorde et la justice les dédaignent. Ne parlons plus d’eux ; mais regarde et passe. »

Je vis alors un grand nombre d’âmes (je n’aurais jamais cru que la mort eût dévoré tant de victimes) se précipiter en foule à la suite d’un étendard emporté en tournant, comme indigné du moindre retard. Je cherchai à reconnaître une de ces âmes, et je vis celui qui fit, par lâcheté, le grand refus. Je ne doutai pas que cette foule ne fût celle de ces hommes inertes qui ne sont agréables ni à Dieu ni à ses ennemis. Ces malheureux, qui ne furent jamais vivants, étaient nus, et piqués sans cesse par des insectes et des guêpes. Le sang confondu avec leurs larmes tombait à leurs pieds, où il était recueilli par des vers affamés.

Je me hasardai à regarder encore, et j’aperçus plus loin une autre multitude d’âmes au bord d’un grand fleuve. « Maître, dis-je à mon guide, apprends-moi quelles sont ces autres ombres que je discerne à l’aide du faible jour qui nous éclaire, et quelle loi les force à se presser de traverser ce fleuve. — Je t’en instruirai, répondit-il, lorsque nous aurons atteint le