Page:Dante - La Divine Comédie (trad. Artaud de Montor).djvu/282

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

prolongées, de même toutes les âmes qui étaient présentes, légères, soit par l’effet de leur maigreur, soit par celui d’une forte volonté, détournèrent la figure et hâtèrent leur marche.

Ainsi que l’homme fatigué d’avance, qui laisse aller ses compagnons, et continue lentement sa route jusqu’à ce qu’il ait repris haleine, Forèse laissa passer le saint troupeau, et marcha derrière lui avec moi, en disant : « Quand te reverrai-je ? — Je ne sais, répondis-je, combien de temps je vivrai, mais je ne mourrai pas assez tôt pour qu’auparavant je ne sois pas arrivé en idée sur la rive, car le lieu où je dois vivre se détruit de jour en jour et paraît menacé d’une ruine prochaine. — Va, reprit-il, je vois celui qui en est la cause, entraîné, attaché à la queue d’une bête indomptée, vers la vallée où l’on ne purifie pas ses fautes : à chaque instant l’animal précipite ses pas et déchire le corps qu’il traîne en lambeaux. »

Forèse ajouta en regardant le ciel : « Ces sphères ne seront pas encore longtemps en mouvement, avant que tu entendes facilement ce que mes paroles ne peuvent pas expliquer davantage. Adieu, le temps est précieux dans ce royaume ; j’en perds trop à marcher ainsi lentement et en ta compagnie. »

De même que, souvent, un cavalier sort des rangs au galop, pour avoir l’honneur de combattre premier, de même l’esprit nous quitta avec précipitation, et je restai sur le chemin avec les deux sages qui furent, dans le monde, de si honorables chefs de la poésie : mais quand il se fut éloigné de nous, mes yeux le suivirent comme mon esprit suivait ses paroles.

Je vis alors les fruits brillants et appétissants d’un autre arbre placé non loin du précédent que la tortuosité de la montagne nous empêchait de voir en même temps. J’aperçus sous cet arbre des âmes qui élevaient leurs mains : elles criaient comme des enfants qui prient encore, quand celui qui est prié ne répond pas, tout en leur montrant cependant l’objet de leur désir qu’on irrite encore en tenant haut ce qui leur est refusé. Cette foule partit comme abusée par sa fausse espérance, et nous arrivâmes au pied de ce grand arbre qui se dénie à tant de larmes et à tant de prières.

Une voix, je ne sais laquelle, sortie des branches, cria : « Passez plus avant, sans approcher. Plus haut est un arbre dont Ève mordit le fruit, et dont cette plante est un rejeton. » Virgile, Stace et moi, en nous serrant contre la montagne, nous passâmes outre. « Souvenez-vous, disait encore la même voix, de ces téméraires maudits, formés dans les nuages, et qui