Page:Darien - Biribi (Savine 1890).djvu/48

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à la vie que mènent les bons soldats, ― ceux qu’on honore, ― à la vie qu’on mène dans ces trois grands corps de bâtiment à cinq étages, vie d’abrutissement malpropre, de misère monotone. Non, maintenant, je ne pourrai plus faire « mes cinq ans » comme les autres, courbant la tête sous les règlements, respectant les consignes, m’habituant à l’épouvantable banalité des tableaux de service. Je ne pourrai plus exécuter, sans les examiner ― les yeux fermés ― les ordres absurdes de brigadiers ou de sous-officiers stupidifiés par le métier imbécile. Je ne pourrai plus supporter sans murmurer l’ironie lourde ou la grossièreté bête du langage des officiers, triste langage qu’ils se transmettent les uns aux autres, au mess ou au cercle, comme les cabotines de café-concert de bas étage se repassent, dans la coulisse, leurs gants fanés et leurs bijoux en strass.

La sensation que me fait éprouver l’état militaire n’est plus une sensation d’ennui, c’est une sensation de dégoût. Dégoût terrible, continuel, et d’autant plus invincible que je me suis efforcé de le vaincre.

Oui, j’ai essayé d’en avoir raison tout d’abord, en revenant d’une permission de quatre jours, que j’avais passée à Paris, peu de temps après mon arrivée à Vincennes. J’avais quitté, chez un camarade, mon pantalon basané et mon shako en cuir bouilli pour reprendre des vêtements de civil. Et, tout d’un coup, je m’étais senti plus léger, plus dispos, délivré d’une gêne énorme, les épaules dégagées du manteau de plomb des règlements, ― libre. ― Je m’étais trouvé tout étonné de pouvoir agir à ma guise, sans nulle contrainte, me demandant presque si c’était bien vrai, me secouant et regardant en dessous, comme le chien longtemps enchaîné à qui l’on vient de retirer son